Histoire de votre personnage

Polina n'a jamais connu une enfance normale. Née d'une mère encore adolescente, d'un père inconnu, les premières années de sa vie sont rythmées par un flou intense, entrecoupés de déplacements d'appart miteux en refuge précaire. Vers ses cinq ans, sa mère, Irina, finit par obtenir un logement social dans la banlieue de Zagreb.

7 ans // Polina est réveillée par un bisou, une caresse. Maman est là, encore humide de la douche qu'elle vient de prendre. Elle sent le café. Une fois de plus, elle doit partir tôt, elles n'ont pas le temps. Pol' se lève, attrape ses vêtements déjà sortis et file dans la petite salle de bains pour se changer alors que maman s'habille dans sa chambre. Elles sont prêtes en même temps. Maman glisse un sachet dans le sac à dos, c'est son petit déjeuner. Pas le temps de regarder ce que c'est, il faut prendre le manteau et partir. Deux minutes après, elles descendent l'escalier poussiéreux de l'immeuble dans lequel elles vivent et se retrouvent dans la rue, à marcher en direction de l'école primaire. Elles sont très en avance, le jour vient tout juste de se lever. Pourtant, elles vont faire un bon bout de chemin à pied. Maman n'a pas la voiture.
Quand elles arrivent, il reste encore trois quarts d'heure avant que l'école n'ouvre. Maman laisse Pol dans la petite maison de jeux, dans le square qui fait face à la grille. Elle lui demande de rester bien cachée ici jusqu'à l'arrivée des autres enfants, puis elle s'en va.
Blottie au fond de la cabane, Pol mâchonne d'un air absent les barres de céréales bon marché que Maman a glissé dans son sac. C'est toujours la même chose. Les enfants arrivent. Elle fait attention à ce que personne ne puisse la voir et elle se fond dans la masse. Maman a été claire. Si on apprend qu'elle ne l'accompagne pas à l'école, on les séparera. Et Pol ne veut pas.
La journée est longue et fatigante. Pol a parfois du mal à suivre. Quand personne n'est là pour ré-expliquer les leçons, tout devient vite compliqué. Mais la petite s'accroche. Il faut rendre maman fière.

La fin des cours arrive vite. Pol fait toujours mine de partir avec d'autres enfants et leurs parents, avant de se séparer d'eux. Elle reste toujours prudente, comme on le lui a demandé. Elle essaye de ne pas se faire voir, ne s'arrêta pas près des inconnus, ignore quiconque essaye de lui parler. Elle rentre enfin à la maison et ouvre la porte avec son propre trousseau.
Elle se réfugie sous la douche pour se détendre et se blottit dans son pyjama. Là, au milieu de ses quelques jouets et peluches, elle rouvre ses cahiers et tente vaille que vaille de faire ses devoirs. Puis, elle joue. Elle s'occupe, elle invente des histoires et gribouille sur des feuilles avec un stylo. Elle dort aussi.
Quand elle a faim et que la nuit est tombée, elle ouvre le frigo pour trouver le repas que maman a fait pour elle. Très souvent, ce sont des pâtes. Ce soir, elle a rajouté de la sauce tomate et du thon.
Quand elle a fini, elle va sagement se brosser les dents et se glisse dans son lit. Elle lit une histoire à ses jouets et bondit de joie quand elle entend le cliquetis de la serrure. Maman est rentrée.

10 ans // Quand Pol se lève pour se préparer, Maman est déjà partie. C'est le cri strident du réveil qui rythme ses matins désormais. Elle va dans la cuisine et se fait elle-même son petit déjeuner, avec les moyens du bord. Elle a souvent très peu, mais elle sait que maman peut difficilement acheter plus. Elle se lave et s'habille et part pour l'école avec d'autres gamins du quartier. Depuis son arrivée ici, 3 ans plus tôt, elle a eu le temps de se faire des amis, qui rendent le trajet moins long. La journée est toujours aussi longue. Elle s'applique, les professeurs disent qu'elle progresse mais elle a l'impression désagréable de stagner. Elle aimerait que quelqu'un puisse l'aider à comprendre.
Devant les autres elle sourit. Elle essaye de redonner le moral dès qu'elle sent que quelqu'un va mal. Mais quand elle passe les portes de l'appartement, elle est seule face au vide. Maintenant, elle prépare ses repas toute seule. Elle se borde toute seule. La seule indication qui lui permet d'être sûre qu'elle ne vit pas avec un fantôme, ce sont les post it laissés sur le frigidaire, avec des petits mots de maman et ses demandes.

Ça aurait pu continuer comme ça encore longtemps. Ça aurait dû continuer comme ça encore longtemps. Mais un matin, sur le chemin de l'école, des types louches descendent d'une voiture qui était garée sur le bord de la route. Ils courent et saisissent Pol comme un fétu de paille. Elle crie, elle mord, elle se débat mais on la jette à l'arrière et la voiture redémarre, sans que personne n'ait rien pu faire. Elle appelle sa mère, de toute la force de ses poumons, mais personne ne vient.
Trois semaines. Polina passe trois longues semaines, enfermée dans une chambre semblable à celle d'un hôpital. Elle ne sait pas où elle est, ni où se trouve celle qui devrait venir la chercher. Les premiers jours, elle a hurlé, elle s'est jetée contre les murs, elle a griffé, refusé la nourriture qu'on lui offrait. Pendant deux jours, trois tout au plus. Puis le doute est venu prendre la place de la colère. Plus les jours passaient, plus elle désespérait de voir sa mère. Peut-être n'avait-elle même pas remarqué sa disparition. Le chagrin et la résignation suivirent. Elle commença à agir et répondre comme un automate, se laissant laver d'un air absent par cette femme à l'air patibulaire, mangeant lentement et machinalement ce qu'on lui présentait. Pour s'occuper, elle dessinait sur les murs avec une craie. Puis elle arrêta de dessiner.
Polina était tellement abattue qu'elle réagit à peine lorsqu'un jour, elle entendit du bruit derrière la porte. Résignée, elle se laissa mollement saisir par un homme qu'elle ne connaissait pas et observa d'un oeil absent le repaire duquel on l'éloignait à toute vitesse. Quand elle ressortit, le soleil lui fit mal aux yeux et l'air piqua sa peau. Elle réalisa enfin que maman était venue.

13 ans // Polina rentre du collège. Elle a de meilleurs résultats maintenant. Elle mange toujours peu mais quelqu'un l'attend à la maison. Quelqu'un pour lui parler, lui apprendre des choses, pour l'aider à grandir. Elle a hâte de retrouver son oncle. Ces derniers temps, elle sourit même davantage à l'évocation de celui-ci qu'au nom de sa propre mère. Elle a un grand sourire quand elle passe la porte et le gratifie d'un câlin. Elle lui raconte sa journée et elle écoute la sienne. Elle ose lui demander de l'aide pour les devoirs et s'amuse à cuisiner le repas du soir avec lui. Elle remarque de moins en moins les absences de celle qui lui a donné la vie.

15 ans // Polina hésite. Cette fiche de renseignements la met mal à l'aise. La case "PARENTS" semble la guetter avec un air de réprobation. Elle ne sait pas comment remplir les espaces blancs. Elle ne connaît même pas le nom de son père. Quant à Irina, que dire à son sujet ? "Portée disparue" ? "Décédée" ? "A fui ses obligations parentales comme l'éternelle irresponsable qu'elle est" serait sans doute plus juste. Finalement, Pol décide de raturer la catégorie avec un gros stylo noir et s'applique à remplir les informations concernant son tuteur légal, en priant pour qu'on ne la convoque pas pour lui demander des explications.
La journée se passe difficilement.  Elle a encore du mal à tout comprendre et n'ose pas s'exprimer à l'oral. Elle se contente de sourire aux professeurs. Elle ne veut pas faire entendre son accent, pas dès la rentrée. Son regard se perd par la fenêtre et elle examine le paysage gris de Killingworth. Tout est si différent des Balkans ici. Mais tant que son oncle est avec elle, le changement ne lui fait pas peur.