15 avril. À quelques jours près, ça fait deux mois. Deux mois que Calixte et moi avons dérapé une fois de trop, deux mois que nos « innocentes » parties de jambes en l'air se sont transformées en énorme problème à taille humaine et surtout, deux mois qu'il grandit, l'asticot. Ou la crevette. Je préfère le mot crevette, pour obscure raison qui n'a pas de sens. Ça pourrait faire deux mois de bonheur, je pourrais être rayonnante entre deux nausées matinale, je pourrais faire ces fichues courses main dans la main avec Calixte mais non ! Parce que môssieur s'est barré, môssieur a posé ses couilles sur un joli coussin d'argent avant de filer comme un voleur, môssieur est un lâche et j'aimerais pouvoir le haïr pendant encore de longs mois. C'est tellement plus facile de lui en vouloir plutôt que d'admettre que je suis aussi coupable que lui...

À vrai dire, ce n'est pas du tout comme ça que je voyais la grossesse. Déjà parce que je ne me voyais pas du tout devenir maman, mais surtout parce que je sais que je n'ai pas les épaules ni le courage nécessaires pour venir à bout de tout ça. L'accouchement, changer les couches, le nourrir, faire une croix sur le concept du sommeil, l'éduquer, le consoler, le rassurer... tout ça c'est trop, pour une seule personne, surtout pour moi. Peut-être que Rosamund a raison, au fond. Peut-être que je ferais mieux d'avorter pour que tout ça ne soit plus qu'un vilain souvenir. Si je n'avais pas vu Calixte et je n'avais pas lu cette joie et cet espoir dans son regard, ça serait plus simple. Beaucoup plus simple. Je n'ai pas formulé ma décision finale à voix haute, c'est comme s'il me manquait encore la formule magique pour pencher d'un côté ou de l'autre de la balance, mais... j'ai juste envie d'enfouir ma tête dans la sable et d'attendre que la tempête passe. Je n'ai pas envie d'être l'actrice principale de ce très mauvais film, j'ai juste envie d'être la spectatrice qui soupire de soulagement en se disant « ouf ! Heureusement que ce n'est pas moi ! ».

Parce que je suis lâche et je le sais très bien. J'ai toujours affronté les problèmes à l'envers, j'en ai toujours voulu à ceux qui n'y pouvaient rien, j'ai toujours refusé d'admettre que je pouvais être en mesure de changer les choses. Mais c'est fini, tout ça. Tu vas avoir 29 ans, Pandora, c'est quand même un âge où on est censé être un peu responsable.

C'est cette volonté de me responsabiliser qui fait que je suis ici, au milieu de l'un des rayons puériculture du plus grand centre commercial de la région. J'ai fait de la route pour ne croiser personne de Killingworth, afin de garder encore secrète cette grossesse dont je ne sais pas si je dois être fière ou avoir honte. Ici, perdue dans les quelques milliers de m² de l'endroit, au milieu d'une foule qui va et vient en faisant ses achats quotidiens, je me sens en sécurité. Je ne suis qu'une potentielle future mère un peu paumée qui tient dans sa main gauche un hochet et dans la droite un... truc en caoutchouc qui ressemble vaguement à un jouet à mâchonner dont se servent les enfants pour faire leurs dents. Ah tiens... il fait de la lumière, en plus. On n'arrête plus le progrès ! Un peu plus loin, il y a un genre de tapis de jeu électronique que l'on peut contrôler à distance avec un smartphone. Et sinon, les jouets standard sans gadgets, ça existe encore ou je suis un vieux dinosaure ? Avec un soupir, je repose les deux articles, me passe une main dans les cheveux et m'arrête devant quelques modèles de poussettes. Aoutch... j'avais oublié une donnée dans l'équation : ça va me coûter cher, tout ça. Très cher. Encore un argument qui penche en faveur de Rosamund ou Charlie.

Avec un sourire, j'attrape en bout de rayon une peluche en forme d'agneau qui fait « bêêêh » quand on lui appuie sur le ventre. J'appuie une fois... deux fois... et c'est plus fort que moi, je me mets à rire toute seule comme la plus fêlée des échappés d'un asile. Ça pourrait s'arrêter là, bien sûr, mais quand je relève les yeux, un type me regarde et je me sens rougir. Je repose précipitamment le jouet et prends la fuite en direction du rayon suivant. Curieusement, le rayon qui jouxte celui la puériculture est celui des fournitures pour instruments de musique. On a vu plus logique, en matière d'organisation. Peu habituée à me retrouver dans ce genre d'endroits et davantage à me rendre chez les luthiers, je m'attarde devant les affichettes criardes qui proposent des réductions sur les cordes de harpe et de guitare. À flâner ainsi, je finis par percuter quelqu'un, faisant tomber ses achats par la même occasion.

« Pardon... qu'est-ce que je peux être maladroite, c'est fou... vraiment désolée, je... »

Mais lorsque je me redresse après avoir ramassé ses affaires, je me rends compte qu'il s'agit du type qui m'a vue faire l'andouille avec la peluche deux minutes plus tôt. Je rougis de plus belle en lui rendant ses articles.

« Et là, vous devez vous dire que j'ai vraiment l'air d'une folle à lier... »

À sa place, c'est ce que je penserais mais il paraît que j'ai une image erronée de moi-même quand je suis nerveuse. Et en ce moment, le niveau de stress que je subis explose tous les compteurs. Qu'est-ce que je suis venue acheter, déjà ?

Il me fait marrer, l'agneau en peluche, mais et s'il fait peur à la crevette ? Si à cause de ce truc il développe une phobie des moutons et nous fait un traumatisme incurable ? Et puis d'ailleurs, comment est-ce qu'on s'occupe correctement d'un enfant ? Et voilà la panique qui revient. Je vais y céder un paquet de fois dans les mois à venir, c'est certain. Calixte a eu beau me dire l'inverse, je reste convaincue d'une chose : je ne suis pas faite pour être mère. Je suis faite pour ne surtout pas me prendre la tête, pour prendre les choses comme elles viennent avant de les jeter si elles ne plaisent pas mais hè... jeter un enfant, il paraît que ça n'est pas très légal ! Et puis je sais que je vais m'en vouloir, le jour où il me demandera où est son père, pourquoi il ne l'aime pas et pourquoi il ne veut pas le voir... je sais aussi que ça lui fera plus mal encore si je lui dis que son père l'adore et souhaiterait plus que tout le rencontrer mais que comme la vie est une vilaine chose, ça ne peut pas se passer comme on le voudrait... ça craint, bon sang que ça craint... et je suis là, plantée au milieu du rayon des peluches à me poser des questions existentielles... ce type qui me regarde doit me prendre pour une folle, hein ? Et bien curieusement, non. Il a même plutôt l'air sympathique, avec son sourire et sa voix enjouée. Sauf que sa conclusion me fait partir au quart de tour dans un bégaiement ridicule.

« Quoi ? Je... mais... enfin non, ce... ce n'est pas pour moi, hein ! Ahah quelle idée et... oh mon Dieu ça se voit à ce point ? »

Instinctivement, je baisse les yeux pour m'apercevoir que ce n'est pas mon ventre qui me trahit, c'est... sûrement autre chose. Peut-être que ce type dispose d'un détecteur de femme enceinte ? Ça serait à la fois incroyablement pratique et particulièrement terrifiant. Ou alors...

« Vous... vous avez des enfants ? »

L'innocente question qui, et ça je l'ignore, est susceptible de passer plus ou moins bien avec un père qui a perdu sa fille. Mais d'après ce qu'il me dit, mes nuits déjà bien courtes vont être raccourcis à l'arrivée du petit monstre. Dans ce cas, je peux oublier définitivement l'idée de dormir, à quoi bon y songer quand on ne peut en profiter que 10 minutes de temps en temps ? Je soupire, me passe une main dans les cheveux comme à chaque fois que je suis nerveuse et fais mine de détourner mon regard.

« Toutes les peluches font du bruit, aujourd'hui... tous les jouets aussi, l'idée c'est de rendre les parents fous, on dirait ! Enfin je... je suis désolée, je vous embête avec mes histoires de femme enceinte complètement paumée mais vous préférez sûrement que je vous laisse continuer vos courses. »

Brillante déduction, Pandora, sinon, à défaut d'être cataloguée de cinglée, toute la ville va te mettre dans la case des gros relous !

Quand on regarde n'importe quel film ou série, la maternité a l'air d'être une chose simple et évidente. On y voit des femmes rayonnantes, absolument pas touchées par les nausées, la fatigue ou tout autre signe franchement peu sympathique, leur enfant vient au monde en un claquement de doigts et surtout, quand elles arpentent les rayons, elles ont l'air d'instinctivement savoir ce dont leur enfant va avoir besoin. Moi... je suis tout le contraire. J'ai les joues creusées, le teint pâle à faire peur, des cernes de panda... j'ai plus l'air d'une droguée en manque que d'une future mère mais il paraît que j'ai un regard un peu trop sévère sur ma propre personne. Et puis je ne sais pas si le petit va aimer les nounours ou les girafe, les pyjamas rouges ou les pyjamas verts... j'ai l'impression de devoir me projeter vers quelque chose qui me fait vraiment peur et pour être tout à fait honnête, je me serais bien passée de devoir traverser cette épreuve toute seule. Je sais pas qui est ce type que j'ai bousculé que son ton calme et son sourire me rassurent, au point que j'en viens à réfléchir à n'importe quel sujet de conversation pour avoir une raison de lui tenir la jambe. Alors comme ça, il a une fille ? Je lui répondrais bien moi aussi, mais à ce stade de la grossesse, il tient plus de têtard qu'autre chose. C'est curieux mais ça me rassure, il doit savoir ce que c'est, lui aussi. J'hésite alors à lui demander quel âge elle a, comment elle s'appelle... mais me rends compte que bien que j'ai envie que nous continuions à discuter, je l'ennuie sûrement plus qu'autre chose. Alors je me ravise, m'excuse et me prépare à me retrouver à nouveau comme une idiote au rayon des peluches. Et pourtant, il reste là, face à moi, relance même la conversation jusqu'à me tendre une main amicale. Éberluée, il me faut un moment pour comprendre que les gens polis serrent les mains qu'on leur tend, en règle générale... Nerveuse, je prends sa main et la serre dans la mienne avec un sourire crispé.

« Oh heu... Pandora, enchantée également. Mais vous devez avoir raison, ou alors ces gens-là sont sourds et s'amusent à imaginer le calvaire que vont endurer les parents qui entendent ! »

C'est forcément ça, hein... ou ce sont simplement des sadiques. C'est donc ça ! Les créateurs de jouets colorés et animés par une horripilantes musique suraiguë sont juste d'abominables sadiques ! Mais si on en était restés sur les jouets, ça irait... sauf que tout ce dont il me parle me fait d'autant plus peur que je m'apprête à affronter ça toute seule. Les couches, les biberons, les cauchemars, la perspective d'être une mauvaise mère, tout ça me fait peur. Même si je ne peux nier que j'ai imaginé ses premiers pas, ses premiers mots, son premier 0 en dictée, son premier diplôme, ses premières notes sur un piano... bien sûr, que j'ai imaginé tout ça.

« Je suis terrifiée à l'idée de ne pas être à la hauteur... ce ne sont pas vraiment les nuits blanches, qui me font peur, c'est plutôt... si je ne comprends pas ce qu'il veut, je vais avoir le sentiment d'être complètement nulle, et... comment vous avez su, vous, que vous alliez assurer ? »

Parce qu'il a l'air d'assurer, avec son sourire bienveillant et ses mots rassurants, non ? Comment est-ce qu'on sait, au juste, qu'on est prêt ? J'ai essayé de faire la comparaison avec la musique, mais ça ne marche pas très bien. La première fois que je suis montée sur scène, j'étais morte de trouille mais dans le pire des cas, je faisais une fausse note et essuyais un regard courroucé du chef. Là, c'est différent. J'ai envie d'assommer Gideon de questions, de lui demander ses trucs et astuces mais je ne sais pas vraiment pas quoi commencer. Certainement pas par Calixte. À sa question, mon sourire se crispe et disparaît rapidement.

« À vrai dire, je n'ai pas vraiment décidé de l'avoir seule, le... géniteur me l'a plus ou moins imposé. »

Et ça, c'est un mensonge, en quelque sorte. Calixte a voulu s'impliquer, avoir de l'importance dans la vie de cet enfant, mais d'une manière qui ne pourra jamais coller avec ma vision des choses. Cet enfant n'a pas besoin d'un père qui passera le voir une fois à Noël, une autre à son anniversaire pour le couvrir de cadeaux et ainsi panser un peu les blessures causées par la culpabilité. Il a besoin d'un père présent pour lui donner à manger, lui apprendre à parler, à marcher, pour le gronder quand il fera des bêtises, le border avant d'aller au lit... et merde, je vais me remettre à pleurer. Je relève la tête, me concentre sur ce que me dis Gideon pour éviter de déverser le flot de rancune que j'ai sur le cœur car si je continue, tout Newcastle va se retrouver à pointer le cadet Seymour du doigt. Finalement, dans le discours de Gideon, un mot m'interpelle. Son ex-femme ?

« Oh, vous... vous n'êtes plus ensembles, alors ? Ça ne doit pas être facile tous les jours, j'imagine... pour moi, c'est arrivé alors que ce n'était pas du tout prévu, à un moment trop bancal d'une relation, on ne peut pas dire que ça nous ait aidé. Et... pardonnez-moi si c'est un peu indiscret, mais comment votre fille vit-elle cette situation ? »

Parce que quoi qu'il arrive, le mien le vivra aussi en quelque sorte, alors... autant me préparer à ça. Et puis, je me rends compte que nous sommes toujours plantés au milieu d'un rayon et que je continue à lui tenir la jambe comme un koala s'accroche à son arbre.

« Je... je peux vous offrir un café ? Je pense que je vais renoncer à mes achats maternité aujourd'hui, sinon je risque de dépenser une fortune en trucs inutiles. »

C'est tout moi, ça. Je vais faire les courses pour acheter une plaquette de beurre, je reviens avec un pistolet à bulles, des bonbons, un gros pouf totalement inconfortable et surtout... pas de beurre.

« De toutes les personnes à qui j'ai parlé de ma grossesse, vous êtes de loin le plus bienveillant... »

Il n'y a qu'à voir les réactions de Charlie et Marcus... s'ils avaient pu, ils m'auraient mise sur un bûcher et aurait invité tout le voisinage.