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Mar 6 Nov - 19:36
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Nobody's invisible

S’il y a bien une chose sur laquelle je ne rigolais pas avec mes élèves, c’était qu’ils soient bien là où ils vivent. Je ne parle pas du lieu géographique (enfin, si, mais pas...bref je m’explique), mais bel et bien de l’entourage familial. alors évidemment, s’ils sont à quinze dans un 18m², je veux bien admettre que la localisation géographique a une importance dans le bien être de l’enfant. En fait voilà, je fais attention au bien être de mes élèves. En classe, c’est certain, c’est un peu mon boulot, en plus de remplir ces chères petites têtes blondes en termes de lieux, rivières, climats et autre. Là où je sors un peu de mon rôle de professeur, c’est quand je m’inquiète de ce qu’il se passe hors de ma classe. je garde un oeil sur les élèves qui semblent avoir le plus de difficultés. Certes, ce n’est pas parce qu’on a des mauvaises notes qu’on vit dans une famille au bord de l’implosion, on est d’accord. Mais ça peut être le cas alors je veille, je surveille, je pose quelques questions anodines. Je prends aussi la température durant les réunions parents professeurs.

On me dit souvent que si le bien être des élèves me tient tant que ça à coeur, je devrais devenir assistant social, service de l’enfance. Sauf que ce n’est pas ce que je veux, mais je ne peux pas m’empêcher non plus de veiller sur eux. Très probablement un contre-coup de la perte de ma propre fille, je transfers cet instinct de protection parental vers mes élèves...Ah ça si j’allais voir un psy, je lui ferai sa journée avec tout ça, c’est sûr. Mais comme je ne m’approche à moins de cent mètres de toute personnes dont le métier commence par “psy”, je ne risque pas de le savoir et honnêtement, je m’en fiche. Tant qu’on ne croit pas des choses louches à mon sujet...Brr.

En tout cas, il y a une élève qui a attiré mon attention: Polina Stepanovic. Immigré de pays...de l’est je suppose mais je n’ai pas non plus eu accès à son dossier complet et c’est une élève timide bien que charmante, et je ne veux pas la mettre mal à l’aise en lui posant mille et une question sur son passé. Qui sait pourquoi elle a quitté son pays natal pour venir ici en Angleterre, endroit dont elle ne parle pas encore totalement la langue. Ce sont ces difficultés très compréhensibles qui m’ont d’abord poussé à faire attention à elle, n’hésitant pas à lui donner l’adresse mail de ma boîte à l’université si jamais elle avait des questions sur les cours. Mais ce qui me confirma dans mon intuition fut les dites réunions parents-professeur. Je n’ai jamais vue les parents ou les tuteurs légaux de Polina. Pas une fois.

C’est pourquoi j’ai finis par contacter Mr Stepanovic moi-même, laissant un message sur sa boîte vocale pour lui proposer un rendez-vous ici, au lycée, dans mon bureau. Trouver un créneau ne fut pas simple, mais on a finit par se mettre d’accord. Me voici donc, dans mon bureau, à attendre que cet homme arrive, notant des copies pendant ce temps. Mais non je ne vais pas le manger, je veux discuter avec lui de Polina et de son avenir, ou du moins ce dont je suis capable de parler dans ce domaine, rien de plus...
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Dim 11 Nov - 18:06
Nikola D. Stepanovic
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Nikola D. Stepanovic
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Gideon
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J’avais repoussé ce moment au maximum. Polina était ma nièce, je la considérais comme ma fille. L’éducation, l’école, donner le meilleur de soi-même pour s’offrir un avenir, une carrière, un métier, cela faisait partie de ce que j’avais voulu lui transmettre, cela faisait partie de tout ce que mes propres parents m’avaient transmis, m’avaient donné, et que je voulais, vraiment, remettre en main propre à Polina désormais. Mais j’avais conscience, véritablement conscience, d’échouer sans cesse. Bien sûr que j’avais été à la hauteur quand j’avais réussi à la libérer, avec Irina. Bien sûr que j’avais été à la hauteur quand j’avais abandonné tous mes plans d’avenir, quand j’avais abandonné ma vie anglaise pour l’élever, pour lui apprendre l’anglais, lui apprendre le croate, lui apprendre ce que je savais. A lire, à écrire, à raconter, à dessiner, à repérer les noms des villes, les noms des pays, des fleuves, à chanter, de ces comptines croates que ma propre mère me chanter pour m’apprendre à compter. Je lui avais appris tout ce que je savais, je lui avais offert des bras rassurants pour l’extirper de ses cauchemars quand Irina n’était pas là pour le faire elle-même, je lui avais préparé ses repas, je l’avais accompagnée à l’école, j’étais venu la chercher à la sortie des classes, je lui avais même appris à faire du vélo. Des années de retard balayées dans les Balkans. J’avais peut-être été à la hauteur, là-bas, mais je devais me rendre à l’évidence : revenir en Angleterre, même si c’était le plus raisonnable en l’absence d’Irina, avait été bien plus un caprice de ma part qu’un réel choix pour l’avenir de Polina.

Et j’avais repoussé ce moment au maximum. M’impliquer dans sa vie comme le tuteur, l’oncle, le père que je voulais être pour elle. J’avais écouté mes désirs et mes craintes, j’avais bouché mes oreilles à ses propres besoins ; je m’étais écouté moi, pas elle. Et j’étais bien obligé de m’en rendre compte, face à cette convocation que j’avais reçue, quelques temps ironiquement avec celle des forces de police pour enquêter sur la prise d’otage de janvier ; une autre sorte de prise d’otage : celle de ma nièce, de son avenir, encore et toujours son avenir. De son bien-être.

Je n’avais pas envie d’y aller. Bien sûr que je n’avais pas envie d’y aller. Je n’étais pas des plus à mon aise lorsqu’il s’agissait de faire des erreurs, de les reconnaître, de les assumer. Je n’étais pas non plus des plus à mon aise à l’idée d’avoir trahi Polina et plus encore ma sœur jumelle en négligeant la santé de sa fille. Parce qu’elle était partie, sans un mot, sans un regret, il fallait que ce soit moi qui m’occupe de Polina, et si quelque part, je me doutais que j’aurais dû en vouloir à Irina pour ça, mais je ne me retrouvais capable que de me charger de la culpabilité de ne pas faire assez. De savoir que je ne faisais pas assez pour Polina, d’en être conscient et de ne pas réussir à faire mieux.

Arrivé au lycée de Killingworth, où elle était scolarisée depuis plus de deux ans maintenant, et où je n’avais jamais mis les pieds, j’inspirai un grand coup. Je me dirigeai vers le secrétariat, l’heure tardive – contrainte du travail obligeait – faisant hausser un sourcil, mais le courrier échangé avec le professeur Pressley rassura, on m’orienta rapidement dans les couloirs de l’établissement jusqu’à l’aile consacrée aux enseignants. Jusqu’à son bureau. Je frappai quelques coups, attendis qu’on m’invite à entrer, et avec l’assurance d’un élève convoqué chez le proviseur, j’en poussai la porte. J’étais à peine plus jeune quand j’avais dû effacer de la mémoire de tous les enseignants l’existence de ma sœur, pour l’éradiquer de leur vie, étouffer dans l’œuf les questions qui n’auraient pas manqué d’arriver jusqu’à mes parents et qui n’auraient pu que les troubler davantage. J’étais à peine plus jeune que Polina à cette époque-là. En saluant chaleureusement le professeur – géographie ? – de ma nièce, je me revis serrer la main de mon proviseur. Et arracher de sa mémoire le souvenir vague qu’il pouvait avoir d’une Irina Stepanovic. A seize ans à peine, j’avais commis mon premier crime. Je me frottai la barbe que je gardais fournie pour masquer le tatouage dont j’avais hérité à cette époque. Et qui refusait obstinément de disparaître. Comme une tache de naissance noir de jais, inscrite dans ma chair pour me forcer à ne jamais oublier. Il fallait bien qu’une personne de ma famille se souvienne de la mère de Polina.

Je me mordis la lèvre, considérai les copies éparpillées sur le bureau. « J’espère qu’elles sont correctes. » Mon humour était définitivement affligeant, manquant de pratique. « Vous vouliez me voir ? Pour parler de Polina. J’espère qu’elle ne vous pose pas de problème, c’est une enfant adorable, et je vous assure qu’elle est très travailleuse. » Polina n’était en aucun cas un problème. Sa mutation non plus, de ce que j’avais pu en percevoir, elle était inoffensive. C’était moi, le problème, chez les Stepanovic. Et sa mère, naturellement.

by marelle

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Mar 13 Nov - 9:57
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Nobody's invisible

Probablement que je vais avoir l’air d’un salopiaud en disant cela, mais voir un parent d’élève (ou un tuteur d’élève, c’est pareil à mes yeux) arriver dans mon bureau avec un air d’enfant pris la main dans le sac, c’est quelque part un peu jouissif. Ca n’arrivait pas souvent, plus souvent ils arrivaient parce que c’était eux qui avaient demandé le rendez-vous, jugeant les notes de leurs jolies têtes blondes trop basses pour leur convenances. Forcément, ça n’est pas la faute à leurs enfants ou à la façon dont ils éduquent ces derniers, noooooon, c’est forcément de la faute du professeur qui ne fait pas bien son travail. Mais les rares fois où c’est moi (ou le proviseur) qui demandait un rendez-vous, ils ne savaient pas ce qui allait lui tomber dessus et les voir trépigner me mettait en joie. Oui, je suis un sadique par moment.

Malgré tout, je ne fais rien pour mettre plus mal à l’aise que cela l’homme en face de moi, lui serrant la main avec un sourire chaleureux, et l’invitant à s’asseoir de l’autre côté du bureau tandis que je rangeai les copies éparpillées. Sa question me tira un sourire.

“Pour le moment, personne ne m’a placé Paris au Texas, ce qui est déjà bien.”

Alors oui, il existe bien une ville de Paris au Texas, mais quand je parle de la capitale, je m’attends bien à ce qu’elle soit placée en France, merci bien. J’aime mon pays d’origine mais ce n’est pas une raison. Puis vient l’habituelle débandade en essayant de me rassurer sur les capacités de leurs enfants et en l'occurrence: Polina. Je lève une main pour lui signifier qu’il peut se calmer, un petit sourire aux lèvres.

“Pas la peine de vous inquiéter. Polina ne pose aucun problème en cours, un peu trop discrète peut-être, mais ça se comprend et ce ne sont pas tous les enfants qui aiment prendre la parole en classe.” je remonte mes manches, plus à l’aise ainsi mais chose que je peux difficilement faire à cause du tatouage sur mon avant-bras gauche. Non, pas celui du dépistage, celui-là il faut que je veuille le montrer pour le voir. Mais passons. “Non je vous ai fait venir parce que si ses notes ne m’inquiètent pas” pas trop du moins “Je veux juste m’assurer qu’elle a le soutien qu’il lui faut chez elle. Je ne dis pas que ce n’est pas le cas Mr Stepanovic, mais vous comprenez mon questionnement quand je ne vois ni vous, ni qui que ce soit lors des réunions parents-professeurs.” et c’est pas peu de le dire et même si je ne veux pas l’accabler de reproche, ça c’est quand même difficile à faire oublier “Polina sait déjà que si elle a besoin d’aide dans ma matière, elle peut toujours m’envoyer un e-mail avec ses questions, sauf dans le cadre d’un devoir à faire à la maison, là elle doit se débrouiller toute seule. Je sais très bien que changer de pays n’est pas une chose simple, je l’ai moi-même fait, bien que parlant déjà la langue. Elle a cette difficulté supplémentaire et je ne voudrais pas qu’elle ne puisse réussir ce qu’elle entreprend par un manque de soutien familial. Encore une fois, je ne dis pas que c’est le cas.”

Voilà, ça c’est dit. Oui, ça peut sembler bizarre qu’un professeur prenne autant à coeur l’avenir de ses élèves, outre le fait de simplement réussir dans sa matière. Ca fait des années que j’essaie de convaincre la direction et le reste du corps enseignant de faire des séquences de cours par matière qui sont en liens les unes avec les autres...Mais c’est comme si je parlais à un mur...
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Dim 25 Nov - 18:11
Nikola D. Stepanovic
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Je n’étais pas tranquille, au moment de frapper au bureau. C’en était même ridicule, si on tenait compte non seulement de mon âge, mais également de ma profession. Qui attendait d’un directeur artistique d’une agence de publicité reconnue qu’il en vienne à trembler à l’idée d’être confronté à un enseignant ? Personne. Je me mordis la lèvre, fermai la porte derrière moi sans attendre, camouflai mon malaise dans une fausse assurance tranquille et ce doux sourire que j’offrais constamment à mes interlocuteurs en toute circonstance. Nous n’étions pas là pour parler de moi, nous n’étions pas là pour m’accuser de quoique e soit, nous n’étions même pas là pour pointer du doigt ma culpabilité, mes mensonges, le manque de contrôle que je pouvais avoir sur ma mutation, les erreurs que j’avais pu accumuler avec Helena et tout le reste. Je n’étais pas l’élève en tort, il n’était pas mon professeur, je n’avais pas de mauvais bulletin à présenter et justifier. Et il voulait juste parler de Polina. Je souris, encore, dans un sourire crispé, alors que l’environnement ne pouvait que me projeter plus de quinze ans en arrière. Quand j’étais effectivement élève. Ma main glissa dans ma barbe, geste inconscient, alors que j’engageai la conversation pour dissiper le silence pesant qui menaçait de s’installer. L’humour n’avait jamais été dans mes principales qualités mais ce n’était pas faute d’essayer, ce n’était pas faute de bonne volonté. Je désignai les copies – le niveau des élèves était-il aussi catastrophique que les médias se plaignaient à le dire ? – tout en répondant à son invitation et en tirant une chausse pour m’asseoir. “Pour le moment, personne ne m’a placé Paris au Texas, ce qui est déjà bien.” Je plissai les sourcils, pris d’un doute. Mon niveau à moi en géographie n’avait jamais été des plus excellents – je n’avais que de rares notions en géopolitiques – mais en théorie, tout ce qui était cartographie était dans mes cordes, de même que tout ce qui relevait des différents niveaux de vie des pays d’Europe. Et vis-à-vis de Paris… « Mais… il y a une ville qui s’appelle Paris au Texas, non ? » Peut-être aurais-je dû me taire, ce n’était pas une question et encore moins un test qu’il était en train de me faire passer. Ce n’était que l’anxiété qui guidait mes mots et mes gestes : je regrettai ma prise de parole presque aussitôt, embrayant sans plus tarder sur la véritable raison de notre entrevue. Polina. Je refusais de croire qu’elle pouvait poser le moindre problème : sa mutation était inoffensive, sa volonté et son sens du travail, je les lui avais inculqués moi-même et j’étais fier de voir à quel point la douceur et l’application des Stepanovic avaient trouvé leur écho dans son caractère. Non, Polina n’avait aucune raison de poser problème. Et ses résultats, j’étais prêt à le soutenir au professeur Pressley, n’étaient pas le juste reflet de son travail personnel, loin de là.

Il leva la main, me dispensant d’étendre davantage ma diatribe, souriant pour mieux me faire taire et m’inviter à l’écoute de ce qu’il avait à dire. « Pas la peine de vous inquiéter. Polina ne pose aucun problème en cours, un peu trop discrète peut-être, mais ça se comprend et ce ne sont pas tous les enfants qui aiment prendre la parole en classe. » Je souris en retour, hochant doucement la tête. J’ignorais tout du comportement de ma nièce en classe, mais je ne pouvais que me reconnaître dans ce qu’il décrivait. D’une voix nerveuse, presque un chuchotis, j’allai dans son sens avec un bref « Ce doit être de famille » frôlant le mensonge si on tenait compte du caractère bien plus trempé, bien plus affirmé, bien moins discipliné d’Irina. Si je commençai à me détendre, mon dos se raidit bien vite quand il reprit : il n’en avait pas fini. « Non je vous ai fait venir parce que si ses notes ne m’inquiètent pas, je veux juste m’assurer qu’elle a le soutien qu’il lui faut chez elle. Je ne dis pas que ce n’est pas le cas Mr Stepanovic, mais vous comprenez mon questionnement quand je ne vois ni vous, ni qui que ce soit lors des réunions parents-professeurs. » Et mon raidissement se fit plus marqué, alors que je me redressai sur la chaise, décroisai les jambes, prêt à me lever et… et à quoi ? La colère futile et la susceptibilité n’étaient ni l’une, ni l’autre dans mes habitudes. Plutôt dans celles d’Irina, encore une fois. Et donc ? Il avait raison, naturellement. Il avait raison, et c’était justement la vérité de ses propos qui faisait mal, visant juste dans la culpabilité constante que je pouvais ressentir à l’idée de ne jamais faire assez ou – pire – d’avoir agi en égoïste et d’en payer le prix, d’en faire payer le prix à Polina. « Polina sait déjà que si elle a besoin d’aide dans ma matière, elle peut toujours m’envoyer un e-mail avec ses questions, sauf dans le cadre d’un devoir à faire à la maison, là elle doit se débrouiller toute seule. Je sais très bien que changer de pays n’est pas une chose simple, je l’ai moi-même fait, bien que parlant déjà la langue. Elle a cette difficulté supplémentaire et je ne voudrais pas qu’elle ne puisse réussir ce qu’elle entreprend par un manque de soutien familial. Encore une fois, je ne dis pas que c’est le cas. » Je me crispai. Je croisai les bras en attendant qu’il termine, et comprenant lentement qu’il en avait fini pour le moment, m’humectai les lèvres pour répondre.

Dans ses propos, je n’entendais pas que le soutien qu’il offrait à Polina, un soutien bienvenu, ni l’attention et la douceur qu’il pouvait déployer envers ses élèves, dans un souci que je ne pouvais qu’admirer et respecter. Dans ses propos, je ne pouvais qu’entendre également un reproche. Un reproche presque agressif, acide, suintant de mépris. Un reproche que je devais m’imaginer, amplifié par le prisme de ma culpabilité. Mais un reproche qui était bel et bien tangible à mes yeux. J’inspirai doucement, avant de répondre d’une voix aussi égale que tranquille, celle du directeur, celle du docteur en psychologie, pas celle du simple nikola. « Polina sait déjà que si elle a besoin d’aide en quoique ce soit, son oncle est là pour l’écouter et l’aider, ne vous en faites pas pour ça. » Et si les doutes et les angoisses de ce professeur menaient à nouveau les services sociaux dans notre appartement ? Et si, doublés de ces enquêtes dont j’étais l’objet, et des erreurs que j’avais pu faire bien malgré moi, on décidait de me retirer la garde de ma nièce ? Mon regard se durcit légèrement, sans me rendre pour autant effrayant : je doutais d’avoir un jour su l’être. « Je vous suis gré de votre attention, et de votre vigilance, mais Polina a le soutien qu’il lui faut chez elle. Et je suis désolé de ne pas avoir été présent à quelques réunions – à toutes, même, s’il fallait être honnête – mais ça ne signifie en rien que je néglige sa santé. Tout le monde n’a pas le luxe de pouvoir s’absenter du travail à loisir, monsieur Pressley. Mais si vous souhaitez que je demande à ma hiérarchie des mots d’excuse pour les prochaines fois, je le ferai avec plaisir. » Sentait-il, dans ma voix, l’ironie douceâtre de mes propos, et l’angoisse qui enflait, encore et encore, comme l’animal pris au piège que je m’avérais être ?

Il y avait trop d’irrégularité dans ma situation, dans mon travail, dans l’arrivée de Polina en Angleterre et même l’existence si partiellement effacée d’Irina pour que je considère avec sérénité qu’un enseignant un peu trop zélé ne mette le nez dans nos affaires. Parce que je craignais plus que tout qu’il n’ait eu vent non seulement de la complexité de la situation familiale de Polina – mère absente, carte d’identité obtenue sur la foi de certificat de naissance et un soupçon de mutation, oncle distant et absent, qui avait disparu d’Angleterre huit ans plus tôt – mais également du fait que la police était venue à mon appartement pour m’interroger. Je ne voulais pas attirer l’attention : est-ce que ça ne se sentait pas assez pour qu’on me laisse tranquille ?

by marelle

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Dim 2 Déc - 11:28
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Nobody's invisible

Quand l’homme en face de moi me fait remarquer que effectivement il y a une Paris au Texas, je relève la tête, étonné. Je ne m’attendais pas à ce qu’il enchaîne là-dessus, à dire vrai. Je m’étonne même qu’il sache qu’il y a une Paris au Texas. Ce n’est pas le premier truc qu’on apprend à placer sur une carte des USA aux élèves britanniques (j’en sais quelques choses). J’ai un petit sourire et répond rapidement, histoire de placer ce sujet derrière nous car ce n’est pas le sujet principal.

“En effet, mais en générale je parle de la capitale. Passons”

Je m’engage ensuite sur la délicate pente des inquiétudes que j’ai envers mon élève. Je fais tout pour lui faire comprendre que ce n’est qu’une question, que je ne me permettrait pas d’accuser sans aucune preuves (je ne dis pas que je n’ai pas de soupçons, mais en même temps, il ne serait pas là ce soir si je n’en n’avais pas). Car je ne veux pas le braquer, je ne suis pas là pour ça. Je veux juste m’assurer que tout va bien. D’autant plus que je n’ai pas en tête de sordides images, non honnêtement, il a l’air tout à fait sensé et bien dans ses baskets...ou presque.

S’il m’avait simplement assuré que non, tout allait bien, mais un emploi du temps chargé l’a empêché de venir aux réunions, je l'aurais remercié, souhaité une bonne soirée et il serait déjà parti à l’heure qu’il est, moi à sa suite. Mais tout dans son attitude montre qu’il se sent agressé ou du moins menacé par mes propos et ça me fait tiquer. Est-ce qu’il y aurait baleine sous gravillon? Il est sur la défensive, allant même jusqu’à se montrer sarcastique, chose qui dénote d’un certain inconfort. Un sourire amusé s’affiche sur mon visage après un soupire. Ca va encore être joyeux comme rendez-vous. Rappelez-moi pourquoi je le lui ait proposé? Ah oui, parce que je tiens trop à mes élèves, c’est vrai. Ce que je peux être con des fois.

“Mr Stepanovic. Comme je vous l’expliquais, je ne vous accuse de rien, je vous pose une simple question, en vous expliquant le pourquoi du comment de cette question. Je n’ai pas d’objectif caché dans ce rendez-vous.” bon, presque pas, mais il n’est pas sensé le savoir “Ce n’est pas la peine de jouer au petit malin avec moi, pas sûr que vous gagnerez. Alors oui, je sais que les horaires ne sont pas les plus pratiques pour les réunions parents-professeurs, mais une fois dans l’année, je pense que votre hiérarchie comprendra que vous ayez besoin de deux heures pour une réunion.”

Je le regarde, lui faisant bien comprendre que ce n’est pas la peine de monter sur ses grands chevaux comme ça, restant calme par la force de l’habitude. Un nouveau soupire.

“Bon, on est pas parti du meilleur pied. Donc reprenons. Si vous me dites qu Polina a tout le soutien dont elle a besoin, ça me suffit. Je ne suis pas là pour vous causer des ennuis Mr Stepanovic. Je sais qu’élever un enfant n’est pas une tâche facile…” même si je n’aurais jamais la chance de gérer ma propre adolescente à présent “Et je veux simplement que vous sachiez que si vous avez besoin d’aide, pour quoi que ce soit, il y a des solutions qui existent. Encore une fois, je le répète, je ne dis pas que vous en avez ou que vous négligez Polina de quelque manière que ce soit.” au contraire, je peux sentir l’inquiétude pour sa nièce émaner de cet homme par tous les pores “Mais des fois on est trop fier pour accepter qu’on a besoin d’un petit peu d’aide, et ça peut finir par devenir un problème, en effet. Je parle d’expérience.”

Je ne serais pas divorcé à l’heure actuelle si je n’avais pas été aussi fier à croire que je pourrais surmonter la mort de ma fille sans aide extérieure.
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Dim 16 Déc - 12:19
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J’eus un moment d’incertitude, comme un élève interrogé subitement, sans avertissement, pris sur le fait et par surprise. Il n’y avait pas effectivement une ville qui s’appelait Paris et qui trônait au Texas ? Le regard étonné du professeur de Géographie parvint à me mettre le doute, doute détail instillé par sa remarque, mes trente-trois ans s’effacèrent au profit de l’élève studieux et angoissé que j’avais toujours été. Et que j’étais toujours. Je pris conscience que j’en avais retenu ma respiration quand, à son sourire, j’en vins à expirer d’un léger soulagement, amplifié par sa réponse. « En effet, mais en générale je parle de la capitale. Passons » Je me mordis la lèvre, mal à l’aise, me réinstallai comme je le pus avant que l’on ne passe aux choses sérieuses. Je n’étais pas là pour subir un examen de géographie - fort heureusement d’ailleurs - mais pour parler de ma nièce. De Polina. Laissée un peu à l’abandon, aux difficultés scolaires évidentes, justifiées, explicables, pardonnables. Présentes. A ses questions, je répondis par de la tension. Sur la défensive. On aurait pu croire qu’un doctorat en psychologie m’aurait appris à ne pas tomber dans le piège de l’hypersensibilité, de la culpabilité, de mon visage trop expressif. On aurait pu croire. Personnellement, je n’y croyais plus depuis bien des années.

« Mr Stepanovic. Comme je vous l’expliquais, je ne vous accuse de rien, je vous pose une simple question, en vous expliquant le pourquoi du comment de cette question. Je n’ai pas d’objectif caché dans ce rendez-vous. » Mon regard se fit suspicieux : loin de me rassurer, Pressley accentuait ma méfiance. A raison, comme la suite ne manqua réellement pas de me le prouver. « Ce n’est pas la peine de jouer au petit malin avec moi, pas sûr que vous gagnerez. Alors oui, je sais que les horaires ne sont pas les plus pratiques pour les réunions parents-professeurs, mais une fois dans l’année, je pense que votre hiérarchie comprendra que vous ayez besoin de deux heures pour une réunion. » Je croisai les bras sur ma poitrine, nerveux. « Qu’entendez-vous par là ? Où voulez-vous en venir ? » Ma voix tremblait d’angoisse, de nervosité mal contenues toutes deux. Je n’étais pas un violent, je n’étais pas un impulsif. En revanche, j’avais un besoin maladif de contrôler ce que je pouvais contrôler. Depuis qu’Irina avait réduit ma vie à peu de choses en une simple pensée, depuis que j’avais réduit la sienne à néant dans une perte de contrôle, justement, je craignais, vraiment, tout ce que ma mutation était capable de faire contre mon gré, juste pour me protéger. Me protéger des autres, en oubliant que ce qu’il fallait faire, c’était bien au contraire de protéger les autres de moi.

Je croisai les bras sur ma poitrine, sur la défensive. Cherchant à mettre de la distance entre lui et moi. Mon malaise avait trop de risque de se retranscrire en perte de contrôle, et qu’est-ce que ma mutation éradiquerait chez lui ? Sa mémoire, ses doutes, son souci pour le bien-être de Polina ? Qu’est-ce que cet instinct défensif que je ne contrôlais que trop peu pourrait bien trouver à faire pour que la situation empire ? Un nouveau soupir de sa part, je me rendis compte de la tension qui s’était déployée dans toute la pièce. En un rien de temps. Peut-être étais-je trop sous pression. « Bon, on est pas parti du meilleur pied. Donc reprenons. Si vous me dites que Polina a tout le soutien dont elle a besoin, ça me suffit. Je ne suis pas là pour vous causer des ennuis Mr Stepanovic. Je sais qu’élever un enfant n’est pas une tâche facile… » J’étais on ne pouvait plus d’accord : j’acquiesçai dans un hochement bref de la tête. « Et je veux simplement que vous sachiez que si vous avez besoin d’aide, pour quoi que ce soit, il y a des solutions qui existent. Encore une fois, je le répète, je ne dis pas que vous en avez ou que vous négligez Polina de quelque manière que ce soit. » Je plissai les yeux, attendant ce mais que l’ensemble de ses propos appelait, annonçait. Je ne dis pas que, mais. La prétérition lui pendait au nez. « Mais des fois on est trop fier pour accepter qu’on a besoin d’un petit peu d’aide, et ça peut finir par devenir un problème, en effet. Je parle d’expérience. » Mes yeux se posèrent sur lui, dans un regard neuf, alors que dans une profonde inspiration, j’entrepris de me détendre. De prendre un peu de recul, de ne pas sombrer dans cet excès qui me malmenait dès que je perdais le contrôle et confiais les rênes de mes pensées à la panique et à l’affolement. « Vous parlez d’expérience ? Vous avez des enfants, monsieur ? » Ma voix douce trancha avec la tension latente qu’elle couvait. « Parce que moi non. » Situation familiale compliquée, je me doutais que nous n’étions pas le foyer le plus instable qu’il avait à gérer parmi ses élèves, mais nous n’étions pas non plus le plus conventionnel. « Je ne sais pas exactement ce que la direction a pu vous communiquer mais… bien évidemment que j’ai besoin d’aide. J’ai besoin que ma sœur jumelle revienne, Polina a besoin que sa mère revienne, donc si vous avez une solution pour retrouver une femme qui ne veut pas être retrouvée, je suis preneur. Je ne sais pas si… »

Je perdais le contrôle. Je le sentais, malgré tous mes efforts. Helena réduisait ma patience et ma maîtrise de moi à zéro, je n’avais plus de quoi encaisser tout le reste. Et je perdais à nouveau le contrôle, alors que tous me donnaient l’impression de ne pas être à la hauteur. Avec Helena, je la blessais en tentant de la protéger, je m’y prenais mal, constamment. Avec Polina, je peinais à trouver un équilibre. Avec ma mutation, les choses allaient de mal en pis. Je me pris la tête entre les mains. Avec mes parents, avec Divna… j’étais incapable de faire le premier pas. « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de plus ? Venir à toutes vos réunions ? Pendant trois ans, j’ai fait tout mon possible pour offrir à Polina un toit et des repas réguliers parce que malgré un doctorat, je ne trouvais aucun travail ici. Je me suis battu ne serait-ce pour qu’on reconnaisse sa nationalité anglaise, tout ça parce qu’Irina ne m’a laissé que quelques papiers administratifs vaguement en ordre. Je veux le meilleur pour Polina, mais ça ne devrait pas être à moi à lui apprendre à lire, à écrire, à parler anglais, que sais-je encore. Je suis désolé de ne pas faire assez, mais j’ai eu dernièrement autre chose à gérer que les fichues réunions parents-profs. » C’était faux, bien évidemment. Mais ça faisait huit ans que je mettais ma vie entre parenthèses pour compenser auprès de Polina l’irresponsabilité de sa mère. Et il suffisait que je laisse mes propres désirs prendre le pas quelques mois sur mes responsabilités à moi pour qu’on me demande des comptes. Je me pinçai l’arête du nez. « Pardonnez-moi. J’ai juste parfois besoin que sa mère, que ma sœur revienne. » Et en même temps… le voulais-je vraiment ?

by marelle

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Lun 31 Déc - 12:34
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La tension ne semble se lever d’une fraction que lorsque je termine mon discours et évidemment, il se pose des questions, c’est bien normal. On a toujours du mal à imaginer un professeur avoir une vie autre que classique et monotone. Et pourtant...mais c’est aussi parce qu’il faut que l’on semble comme une personne de confiance, quelqu’un à qui on peut confier son enfant qu’on fait ça, sinon, les écoles seraient dépeuplées, c’est moi qui vous le dit. Sauf que je m’attendais plus à une question du type “Comment ça?” ou assimilée, pas...pas à celle-ci. Je me figeai, comme si on m’avait mis sur pause, le temps d’un instant puis je baissai les yeux vers mes mains, se posant sur le bracelet en coton tressé aux couleurs de l’arc-en-ciel.

“J’ai eu une fille, en effet.”

Pas la peine de m’étendre dessus, il n’a pas besoin de connaître ma tragédie personnelle, cela est suffisant. De toute façon il reprend vite et enchaîne et soudain je comprends. Si effectivement il s’est retrouvé avec Polina entre les mains sans avoir eu le temps de voir venir, ce n’est pas du tout la même chose que d’avoir accepté de garder sa nièce après une discussion avec la mère de la jeune fille. Mais ça, je ne pouvais pas le savoir. Je ne dis pas que je me serais forcément comporté autrement, cependant. Il n’a rien demandé, je le comprends bien, mais il n’a pas le choix et ce n’est pas en essayant de tout gérer tout seul qu’il va y arriver. Je me sens horrible de penser comme ça, mais le souvenir de ma propre fille a un peu laisser ouvertes les valves émotionnelles et quand il a fini, je reprends, mais je change de tactique.

“La seule chose que la direction a dit au corps enseignant concernant Polina est qu’elle vivait avec vous, son oncle, et qu’elle arrivait d’un autre pays. Nous n’avons pas les détails car à moins que ça ne devienne un problème, nous n’avons pas à les savoir. Je m’excuse si j’ai pu vous paraître condescendant.” je me lève et amène ma chaise de son côté du bureau, m’asseyant à côté de lui, mais face à face, sans barrière entre nous, un geste d’équité entre nous. Je pose mes coudes sur mes genoux “Je ne peux pas vous aider à retrouver votre soeur, je fais un très mauvais traqueur, au grand damne mon père” une petite boutade pour essayer de détendre l’atmosphère, puis je reprends “Mais si vous avez besoin d’aide pour autre chose, n’hésitez pas à me contacter. Je vous aurais bien proposé d’aller voir une assistante sociale, mais cela risquerait de vous mettre dans plus de complications que vous en avez déjà. Par contre…” je me lève et farfouille dans mes poches puis mon portefeuille, finissant par trouver ce que je cherche dans une exclamation de joie et lui tend une petite carte de visite en papier cartonné qui a vu de meilleurs jours “C’est une association qui fait de la garde d’enfant gratuitement, principalement des grands-mères qui ne voient pas assez souvent leurs petits enfants. Bon, normalement, elles s’occupent plus de garder les enfants plus jeunes, mais je suis sûr que si vous leur dites que vous venez de ma part, elles accepteront de prendre Polina avec eux de temps en temps. Je vous en parle parce qu’elles aident les enfants à apprendre à écrire, compter, etc...en plus de les garder (il faut bien les occuper les enfants quand même). Alors ce n’est peut-être pas à vous de le faire, mais elles, elles se feront un plaisir de le faire avec elle. Si vous le souhaitez. En plus elles seront ravis de pouvoir des conversations d’un niveau plus élevé que les enfants de moins dix ans ont avec elles. Peut-être même qu’elles pourraient l’aider avec ses devoirs. Je crois me souvenir qu’une d’entre elle a été physicienne...”

Ca nous avait beaucoup aidé Helen et moi, quand on a eu Clara. Car si on était tous les deux présents et que j’avais des horaires qui permettaient de passer beaucoup de temps avec la petite, nous n’avions pas les moyens de l’inscrire dans une crèche et dans la journée, il fallait bien que quelqu’un la garde. J’ai quand même peur qu’il prenne mal mon geste, mais dans ce cas, je lui dirais simplement merci d’être passé, tout va bien, au revoir. Parce que je veux bien être gentil et même aider autant que je le peux, mais quand on prend tout mal, je ne vais pas me fatiguer non plus.
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Sam 19 Jan - 19:04
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Gideon
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« J’ai eu une fille, en effet. » Tant d’informations. Une poignée de mots pouvait contenir tant d’informations. Une fille. J’ai eu. L’agressivité de mes propos, difficilement masquée par la douceur de ma voix, et le contrôle que je voulais, que j’espérais, exercer sur moi et sur mes gestes, retomba brutalement, comme un soufflé. Coupable. « Eu ? » Ce n’était pas une question, juste une confirmation. Et des excuses voilées. Je me mordis les lèvres, avant d’enchaîner, comme pour m’expliquer, comme pour me justifier. Polina n’était pas réellement ma fille, c’était un fait, c’était… juste la réalité des choses. J’en étais venu à la considérer comme ma fille, elle m’était aussi chère que pourrait l’être un jour la chair de ma chair, mais… ce n’était pas ma fille. Et ce n’était pas de moi dont elle aurait dû avoir besoin, c’était de sa mère. Ce n’était pas moi qui aurais dû me tenir là, venir aux réunions parents-professeurs, m’inquiéter de sa scolarité, de son avenir, de son bien-être… Je ne savais pas comment l’expliquer, mais le fait était que même si je me savais capable de faire mieux qu’Irina en ce qui concernait la santé de Polina – il m’aurait fallu être aveugle pour ne pas m’en rendre compte – je ne pouvais pas me défaire de l’idée que… ça n’était pas normal. Polina avait besoin de sa mère. Elle avait besoin qu’Irina revienne dans sa vie. Ma sœur ne l’avait déjà que trop souvent abandonnée. Même si elle l’aimait, j’en étais certain. Elle avait tout perdu pour garder Polina, elle avait remué ciel et terre pour la retrouver, elle m’avait torturé pour que j’abandonne moi aussi ma vie et que je vienne l’aider. Et moi…

Jamais la comparaison latente entre Irina et moi ne fut aussi vivace qu’à cet instant. Soulevant une colère désespérée dans ma voix, me faisant perdre le contrôle. De tout. Le professeur de géographie me paraissait peut-être être une personne de valeur, il n’avait que des reproches à la gorge, que des reproches aux lèvres, que du jugement dans les yeux, que du jugement dans son attitude. Je n’étais pas le père idéal, je n’étais pas le tuteur idéal, je n’étais pas assez présent, pas assez investi ? Et qu’est-ce qu’il voulait que je fasse ? Je n’étais pas à la hauteur, mais qu’est-ce qu’il voulait que j’y fasse ? Que croyait-il donc, perché sur son piédestal de professeur parfait ? Que je n’en avais rien à faire de Polina, que je n’avais jamais fait le moindre geste pour l’aider ? Que je ne prenais pas mon rôle, ou plutôt ma responsabilité au sérieux ? J’ignorai réellement ce que la direction – et bien évidemment les services sociaux – avait pu communiquer au corps enseignant, mais s’il y avait une chose que j’avais parfois envie de leur hurler, c’était que la vie que je menais maintenant, ce n’était pas celle que j’avais visée, à la base. Et que je tentais de composer, au jour le jour, comme je le pouvais, fatigué, de plus en plus fatigué de constamment me mettre de côté pour les autres, et de payer très cher le prix les rares fois où j’osais me faire passer pour une fois en priorité.

Je me pinçai l’arête du nez, je me passai une main sur le visage. Déjà coupable de ma diatribe. Déjà coupable d’avoir perdu le contrôle. J’avais juste besoin qu’Irina revienne. Ou que l’on puisse remonter le temps. “La seule chose que la direction a dit au corps enseignant concernant Polina est qu’elle vivait avec vous, son oncle, et qu’elle arrivait d’un autre pays. Nous n’avons pas les détails car à moins que ça ne devienne un problème, nous n’avons pas à les savoir. Je m’excuse si j’ai pu vous paraître condescendant.” Il se leva, je ne le suivis dans son mouvement que du coin de l’œil, alors qu’avec un raclement, sa chaise me rejoignit de l’autre côté du bureau. “Je ne peux pas vous aider à retrouver votre sœur, je fais un très mauvais traqueur, au grand damne mon père” Sa plaisanterie ne fit pas mouche, loin de là : je ne parvins même pas à feindre le sourire poli. “Mais si vous avez besoin d’aide pour autre chose, n’hésitez pas à me contacter. Je vous aurais bien proposé d’aller voir une assistante sociale, mais cela risquerait de vous mettre dans plus de complications que vous en avez déjà. Par contre…” Pour autre chose. Je fronçai les sourcils sous la formulation, ne pouvant m’empêcher d’entendre là sonner le glas du rendez-vous, plus tôt que ce que j’aurais pu le penser. Il se leva à nouveau, je fis de même cette fois-ci, la main sur mon manteau… il se retourna armé d’une carte de visite, m’interrompant dans mon mouvement erroné. “C’est une association qui fait de la garde d’enfant gratuitement, principalement des grands-mères qui ne voient pas assez souvent leurs petits-enfants. Bon, normalement, elles s’occupent plus de garder les enfants plus jeunes, mais je suis sûr que si vous leur dites que vous venez de ma part, elles accepteront de prendre Polina avec eux de temps en temps. Je vous en parle parce qu’elles aident les enfants à apprendre à écrire, compter, etc. en plus de les garder (il faut bien les occuper les enfants quand même). Alors ce n’est peut-être pas à vous de le faire, mais elles, elles se feront un plaisir de le faire avec elle. Si vous le souhaitez. En plus elles seront ravies de pouvoir des conversations d’un niveau plus élevé que les enfants de moins dix ans ont avec elles. Peut-être même qu’elles pourraient l’aider avec ses devoirs. Je crois me souvenir qu’une d’entre elle a été physicienne...” D’un geste lent, je pris la carte qu’il me tendait. Sans savoir immédiatement ce que je pensais de la proposition. Laissant l’idée germer, s’ancrer dans mon esprit, refusant de surréagir par orgueil ou aveuglement : j’étais déjà bien trop sur les nerfs pour avoir des réactions mesurées, il ne fallait pas non plus que je m’hasarde à repousser une offre que je venais de réclamer.

« Je… merci. » Furent les seuls mots que je parvins à prononcer, après de longues secondes. Mes yeux lurent les caractères. Une fois, deux fois. Sans savoir qu’en penser, à nouveau. « Vous devez avoir un piètre avis de moi. » Ce n’était pas véritablement une question. Juste un constat. « A juste titre, bien évidemment. Je fais un tuteur discutable, à ne pas pouvoir assumer une adolescente pourtant aussi calme et responsable que peut l’être Polina. » Je ne relevai les yeux pour fixer le professeur Pressley que pour mieux les faire retomber sur la carte. « Avez-vous regretté d’avoir eu… » Votre fille. Les mots moururent sans être prononcés, lorsque je pris conscience qu’instinctivement, ma mutation avait voulu se déployer pour supprimer la retenue du professeur, patte de mouche, et faciliter le dialogue. L’inviter à donner des réponses. Je fis un pas en arrière, reculai, pour mettre de la distance. J’avais besoin d’aide pour autre chose, oui. Mais je doutais, grandement, qu’il puisse me venir en aide de quelque façon que ce soit. « Pardonnez-moi, c’était terriblement indiscret. C’est juste que parfois, je me dis qu’en essayant de bien faire, je ne fais qu’empirer les choses avec elle. Polina tient à me protéger, et j’ai l’impression qu’elle a tendance à vouloir taire ce qui ne va pas pour ne pas m’inquiéter… » Je craignais qu’en requérant l’aide de tierces personnes, cette retenue qu’elle pouvait avoir – et qu’elle avait indéniablement héritée de moi – n’aille en s’amplifiant. « Je ne suis pas celui qu’il lui faut. Mais je suis le seul qu’elle ait. » Et ce constat eut la saveur, encore une fois, d’une volée d’excuses.

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Mer 30 Jan - 11:08
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“Si je devais avoir une piètre opinion de tous les parents d’élèves qui ne sont pas content de moi...Et puis je dois vous apparaître comme un de ces profs qui pensent tout savoir de la vie. Mais si ça peut vous rassurer, même le plus sage des enfants n’est pas simple à assumer.”

Je ne m’attendais pas à ce qu’il revienne sur la question de ma fille et je met mes mains dans mes poches, un réflexes quand je ne suis pas des plus à l’aise et il faut bien avouer que le sujet n’en n’est pas un qu’il m’est facile d’aborder. Pourtant, quand il s’excuse à nouveau, je secoue la tête, le laissant tout de même finir avant de reprendre la parole.

“Après les questions tout aussi indiscrètes que je vous ai posées, vous avez bien le droit.” je prend une inspiration “Non, je n’ai pas regretté d’avoir eu ma fille. Je regrette seulement de l’avoir perdue.”

Je repasse dans mon esprit ce qu’il m’a dit à propos de Polina et je dois reconnaître qu’elle me fait la même impression. Si réservée, comme si elle voulait se faire oublier et rester un fantôme toute sa vie, de ceux que l’on ne remarque pas, qui ne veut pas embêter avec ses problèmes.

“Je ne jugerai pas si vous êtes ou non celui qu’il faut à Polina, ce n’est pas ma place. Mais j’ai aussi l’impression qu’elle pense que parler de ce qui la tracasse est forcément synonyme d’embêter les autres. Mais si ça peut vous rassurer, je ne sais pas plus que vous quoi faire à ce sujet. Je leur apprend l’histoire et la géographie. C’est tout.” un nouveau sourire envers lui “En tout cas, vous savez qui contacter si vous avez besoin.” Je lui tend une nouvelle fois ma main “Je suis ravi d’avoir pu faire votre connaissance. Et si jamais vous ne pouvez pas venir aux réunions parents professeurs, mais avez une question ou quoi que ce soit, n’hésitez pas à mettre un mot dans le carnet de liaison de Polina, ils sont là pour cela.”

Sous entendu: j’ai bien compris sa situation et s’il ne peut, ou ne veut, pas venir à une réunion parents professeurs, eh bien qu’il en soit ainsi. Mais ça ne veut pas dire ne pas prendre contact s’il le souhaite.
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Mer 27 Mar - 0:14
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Il devait lui être évident que la tournure qu’avait pu prendre ce rendez-vous n’était en rien celle à laquelle je m’étais attendu et préparé en venant ici, en me jetant dans ce que je considérais en arrivant comme un guet-apens, en allant directement au-devant d’une confrontation, d’une accusation, d’un jugement rendu, d’une culpabilité prouvée et avouée. Non, vraiment… à la mention de sa fille, au temps employé ne pouvant laisser sous-entendre qu’un drame des plus terribles, à sa proposition, renouvelée, exposée sous la forme d’un panel complet de suggestions… je me sentis chanceler. Presque injuste, dans l’agressivité défensive que j’avais pu déployer dès les premières minutes. Cet enseignant ne voulait que le bien de Polina, c’était une évidence, et il était suffisamment intelligent pour me tendre une main secourable et ne pas se laisser décourager par mon attitude. Je me mordis la lèvre, incertain, quelque peu décontenancé, tout à fait désolé. Je ne devais lui avoir offert qu’un bien piètre portrait de moi-même, fidèle mais ô combien décevant. « Si je devais avoir une piètre opinion de tous les parents d’élèves qui ne sont pas content de moi... Et puis je dois vous apparaître comme un de ces profs qui pensent tout savoir de la vie. Mais si ça peut vous rassurer, même le plus sage des enfants n’est pas simple à assumer. » Un haussement d’épaules, un haussement d’excuses, mes yeux effleurèrent le professeur de géographie avant de retrouver leurs marques sur la carte qu’il m’avait tendue, que j’avais fini par accepter. Une carte qui ne pouvait que représenter ce qu’il m’avait dit, sur ce que je venais de lui dire, plus ou moins volontairement. J’ai eu une fille, la question m’échappa, la culpabilité, elle, m’attrapa, m’étrangla, je ne me rendis compte qu’in extremis que ma mutation tentait d’agir sur mon interlocuteur pour supprimer tout ce qui pourrait le pousser à retenir ses mots. Comme pour l’inciter à me répondre. Pas brusque en arrière, je m’éloignai de lui dans une inspiration difficile. Je fis marche arrière, littéralement, métaphoriquement : terriblement indiscret, moi qui détestais avoir à parler de moi, moi qui craignais plus que tout de trop m’ouvrir, de m’exposer, moi qui m’enfermais et qui enfermais Polina dans un secret honteux ; indiscret.

« Après les questions tout aussi indiscrètes que je vous ai posées, vous avez bien le droit. Non, je n’ai pas regretté d’avoir eu ma fille. Je regrette seulement de l’avoir perdue. » Je restai immobile, incapable de le quitter du regard, incapable de savoir si la conversation allait prendre une nouvelle tournure intéressante ou si nous ne faisions qu’ouvrir une parenthèse. Peut-être un peu des deux. Le second, tout du moins, n’empêchait en rien le premier. Regrettait-il ? Non. J’eus brutalement du mal à respirer. Regrettais-je ? Non. Si. Je ne savais plus vraiment… Je regrettais ce que j’avais perdu. Mais je ne regrettais pas pour autant ce que j’avais fini par gagner. Je regrettais Helena, je regrettais mon avenir, je regrettais les sacrifices que j’avais pourtant choisi de faire, mais je ne regrettais pas ce qui en avait résulté. « Je… comprends. » Je pouvais tenter de comprendre, tout du moins. En tirant maladroitement des fils entre ce qu’il me disait et ce que je vivais. En établissant, maladroitement, des parallèles. Il avait perdu sa fille. Mais ne regrettait pas les années. Pas la douleur. Juste… le temps. Je déglutis, tout en me sentant moins que jamais à ma place en tant que tuteur de Polina. Je n’étais pas celui dont elle avait besoin, elle avait besoin de son père, de sa mère, de personnes pouvant lui apporter tellement plus, tellement mieux. Pas… de moi. Et pourtant, j’étais le seul qu’elle avait et malgré tous mes doutes, je ne pouvais pas nier que le seul fait d’être l’unique personne en place faisait de moi le plus qualifié pour m’occuper d’elle…

A nouveau, je posai sur le professeur un regard chargé d’angoisse et de malaise, à des lieux de la colère agacée, vexée que j’avais pu lui opposer en arrivant, à des lieux de l’agressivité défensive que j’avais essayé de déployer. « Je ne jugerai pas si vous êtes ou non celui qu’il faut à Polina, ce n’est pas ma place. Mais j’ai aussi l’impression qu’elle pense que parler de ce qui la tracasse est forcément synonyme d’embêter les autres. Mais si ça peut vous rassurer, je ne sais pas plus que vous quoi faire à ce sujet. Je leur apprends l’histoire et la géographie. C’est tout. En tout cas, vous savez qui contacter si vous avez besoin. Je suis ravi d’avoir pu faire votre connaissance. Et si jamais vous ne pouvez pas venir aux réunions parents professeurs, mais avez une question ou quoi que ce soit, n’hésitez pas à mettre un mot dans le carnet de liaison de Polina, ils sont là pour cela. » Il me tendit une main aussi chaleureuse que lorsque j’étais entré dans la pièce, quelques dizaines de minutes plus tôt, j’hésitai cependant cette fois à la saisir. Mutation à fleur de peau. Je me contentai d’un signe de tête crispé. « Polina me ressemble un peu trop, par moment, et pas assez à sa mère. Mais je… je fais de mon mieux. Et je vous remercie de votre compréhension vis-à-vis de… » D’un geste de la main, je voulus englober le tout ça qui resta lové dans ma gorge. Tout ça, la situation. Tout ça, mes absences. Tout ça, ma position précaire. Tout ça… tout ce que je ne maîtrisai que peu. « Je penserai au carnet, mais je vais d’abord commencer par essayer de dégager un peu plus de temps dans mon emploi du temps. » Faire des efforts. Des deux côtés : faire un pas chacun l’un vers l’autre. Je considérai à nouveau la carte. « Et je vais contacter… » Je la désignai. « … je vais en parler à Polina. » Après avoir essayé dans un premier temps de davantage l’aider.

Oui, ce rendez-vous n’avait réellement pas pris l’angle auquel je m’attendais. Et en sortant de la pièce, je me fis la remarque qu’Irina me manquait. Plus que jamais. Et que je me découvrais égoïste, détestablement égoïste, penser à moi et à Helena, avant de penser à Polina et son équilibre. Epuisé, je m’appuyai contre le mur du couloir, le cœur battant à toute vitesse. « Irina, je t’en supplie, reviens, j’ai besoin de toi et Polina plus encore. » Je me surpris à murmurer en me massant les tempes. « Tu as déjà ruiné ma vie, ne ruine pas non plus celle de ta fille… »

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