Histoire de votre personnage

Debout sur le pas de la porte. Tous les souvenirs de Joyce ont la netteté du cristal. Ses bords acérés aussi. Elle se revoit donc petite fille debout sur le pas de la porte pendant que ses parents mettent dans des cartons les affaires de son frère. Il n’a pas quitté la maison depuis 24h qu’on se débarrasse déjà de lui. Ça a commencé avec les photos. Tous les cadres où Oliver apparaissait ont été retirés des murs. Leur impression en négatif a laissé une marque plus claire sur les papiers peints. À ce moment-là Joyce est trop petite pour comprendre la métaphore mais à chaque fois qu’elle y repense l’évidence la frappe. Une partie de son existence s’est construite autour de ce frère absent autour de sa trahison et de cette fuite qui l’a projetée en première ligne.

Elle ressent encore la morsure de ses ongles plantés dans ses paumes comme elle se tient là, immobile, indécise. Elle regarde ses parents ne pas se regarder. Ça aussi elle ne le comprendra plus tard mais ce qu’elle lit c’est de la culpabilité. Sa mère et son père s’évitent pour ne pas être la personne qui lancera la conversation. Qu’est-ce qu’on a fait de travers ? À qui la faute ? Ils ramassent les affaires, les déposent dans les cartons en se tournant le dos, chacun sa moitié de la pièce avec leur silence pour frontière. Elle fait finalement un pas, timide. Le silence se fait substance alors qu’ils refusent tous les deux de reconnaître sa présence. Comme si la présence de la cadette ne faisait que renforcer l’absence de l’aîné.

Joyce décide d’en profiter. Elle a avisé depuis le départ un cliché d’Oliver et elle sur son bureau, pile à la limite de leurs champs de vision respectifs. Ils ont peut-être décidé de rayer son grand frère de leurs vies mais personne ne peut la forcer à en faire autant. Elle se rappelle comment sa résolution s’est raffermie. Comment un tout petit bout de son courage d’adulte s’est cristallisé à ce moment alors que la peau fragile de ses paumes cédait sous la pression pour laisser quatre demi-lunes ensanglantées.

La petite fille d’alors traverse la pièce. Le menton haut, un défi aux deux adultes de l’empêcher d’agir. La réalisation que leurs propres peurs murent ses parents dans l’inaction et qu’elle pourra - sans doute - mettre ses projets à exécution sans problème. Ses pas sont libérés. Le bruit du parquet, dont la perspective l’effrayait jusque-là, ne la ralentit même pas. Elle se hisse sur la pointe des pieds. Met la main sur le cadre. L’hubris la paralyse un instant pendant lequel elle jette un regard inquiet aux silhouettes parentales figées. Aucun des deux ne se retourne. Elle referme sa main douloureuse autour de son trésor. Et s’enfuit en courant.

Elle se rappelle exactement ce qu’elle a fait du cadre. Il trône maintenant sur le linteau de la cheminée avec les autres photos de famille. Elle se rappelle les années d’ignorance volontaire pendant lesquelles ses parents ont fait semblant de ne pas savoir qu’elle le dissimulait sous une latte démise de son parquet et la sensation de soulagement quand elle a enfin pu le mettre en évidence dans sa première chambre d’étudiante. Joyce n’a jamais cautionné la trahison de son frère mais elle n’a jamais pu se résoudre à leur haïr. Aujourd’hui encore, il lui manque et sa seule mention suffit à réveiller la douleur de la morsure des ongles dans ses paumes.

Pâle et froide. Une imitation imparfaite de ce qu’Annabelle était. Joyce a beau faire courir ses main sur le visage de sa fille une partie de son cerveau se refuse à admettre que c’est un cadavre qu’elle touche et pas une statue de cire bien imitée. Annabelle était un mouvement perpétuel même dans son sommeil. Combien de fois l’avait-elle retrouvée le matin venu les pieds sur l’oreille et la tête à quelques centimètres de basculer dans le vide ? Combien de fois en avaient-elles ri ? Annabelle avait paru inarrêtable. Et en fin de compte c’était son coeur qui l’avait stoppé nette. La malformation congénitale que personne n’avait vu. Que personne n’avait même soupçonné. Joyce avait commis l’hubris suprême. Elle avait fait l’erreur de croire que son aînée paraissait en pleine santé et que peut-être elle avait brisé le cycle infernal. Elle en payait le prix fort. Peu importait les assurances des médecins que même détectée la pathologie était inopérable. Que sa fille était condamnée de toute façon.

Il y aurait des discussions. Tôt ou tard, Joyce devrait répondre aux questions de son mari. Elle lui avait volontairement caché l’existence de la malédiction Saberhagen. En partie parce qu’elle n’avait jamais trouvé une bonne opportunité d’aborder le sujet, il n’y avait rien dans son éducation qui la préparait à annoncer que tous les membres de sa famille partageaient cette faiblesse. En partie, parce que toutes ses années elle avait espéré trouver une solution avant que la question ne se pose. Maintenant elle le sentait bouillir à ses côtés. Dans son propre deuil d’abord mais de certitude. Celle qu’on l’avait berné et qu’il se retrouvait désormais père de trois enfants en sursis. Et d’une quatrième étendue raide sous un drap. Elle se doutait qu’il ne la pardonnerait pas. Elle ne souhaitait même pas recevoir l’absolution. Pas quand elle avait si ouvertement échoué dans sa tâche.

Une nouvelle caresse, ultime sur la joue ronde de sa fille. Se forcer à se réconcilier avec l’impossible réalité. Déposer un dernier baiser sur le front, au-dessus des paupières closes pour toujours. Ne pas laisser les sanglots déborder. Se rappeler qu’il y a les autres, les petits qu’ils ont besoin qu’elle soit forte. Byron tout particulièrement lui qui va se retrouver chargé du rôle de l’aîné.

Pour la première fois depuis des heures elle tourna ses yeux vers Timeo. “Je vais m’occuper des petits.” Propre. Sans bavure. La remarque ne souffrait aucune réponse. Pour furieux que soit son époux, il avait conscience que d’autres choses passaient avant l’engueulade monstre qui couvait. Veiller sur leurs enfants.

Elle tourna le dos à Timeo et à la table de métal froide sur laquelle reposait Annabelle. Un frisson lui remonta le dos du dos comme si la température de la tombe venait de se coller contre sa peau. Maîtrisant sa démarche, elle sortit de la pièce.

Ils l’attendaient serrés les uns contre les autres dans leurs habits du dimanche. Les yeux bouffis d’avoir tant pleuré. Byron était le seul encore réveillé, serrant Edgar contre lui. Mary avait abandonné tout faux semblant de politesse pour s’allonger sur un banc. Joyce la récupéra en premier. À son âge, la petite ne comprenait pas ce qui se passait hormis que sa soeur était là un jour puis absente le lendemain. La jeune femme se laissa finalement tomber à côté de Byron. Libérant un bras, elle le passa autour des épaules du garçon. “Ça va aller, mon chéri.” Peu importait qu’elle ne crut pas un mot des paroles qu’elle venait de prononcer ou que l’intensité de son mensonge lui brûlait les joues. Peu importait qu’elle se sente au bord de la rupture. Ses enfants avaient besoin d’elle et pour eux, Joyce était prête à mettre feu au monde.


“Je me fiche que ce soit recommandé ! Je ne suis pas du bétail et vous ne pourrez pas m’y contraindre !” Les hurlements qui sortaient du bureau du directeur de l’unité de recherche sur les maladies génétiques de la Royal Victoria Infirmary avaient envoyé les chercheurs d’ordinaire présents à proximité vers de plus verts pâturages.

Joyce Saberhagen n’était pas une habituée des scandales. À vrai dire, elle avait même la réputation dans le métier d’être plutôt fourbe. Nombre des assistants et autres collègues dont elle s’était débarrassée au cours des années avaient beau la maudire derrière son dos, ils n’avaient jamais eu assez de preuves pour attester qu’elle leur avait délibérément pourri la vie dans le but de les faire démissionner. Aux yeux des actionnaires, Joyce était une chercheuse d’exception, une mère modèle mais marquée par la vie qui consacrait sa vie à son travail et ses enfants. Les résultats du dépistage allaient peut-être changer tout ça.

Elle avait attendu le dernier moment pour faire cette fichue procédure. Elle avait même été tenté d’utiliser sa maladie pour s’y soustraire mais en définitive le simple fait d’admettre la défaillance hépatique aurait eu le même résultat. Les gens se seraient posés des questions. Les personnes atteintes de ce type de syndrome présentaient des symptômes. Elle avait l’air au mieux de ces scientifiques au mode de vie ascétique. Ou de ces ménagères de moins de 40 ans qui s’astreignent à un régime draconien pour éviter que leurs maris ne les quittent pour une femme plus jeune. Parce qu’elle n’avait pas honte de sa nature et qu’elle y avait vu la meilleure façon de contrôler la situation, Joyce avait accepté et se retrouvait maintenant confrontée à un nouveau problème.

La paume de sa main vint heurter le bureau de son supérieur. “Réalisez-vous seulement ce que vous me demandez ?” Elle s’interrompit pour étouffer un rire amer. “Bien sûr que non comment le pourriez-vous ? Vous êtes humain” Elle prononça le dernier mot comme une insulte. Avec venin. L’homme en face d’elle sursauta devant son agressivité. Le scandale sur le tatouage était une chose mais, elle le vit au fond de ses yeux, la façon dont elle s’était exprimée révélait un tout autre problème. Elle était allée trop loin. Elle s’attendait presque à se voir congédiée sur le champ. Peut-être même arrêtée ou pire aussi fut-elle surprise quand elle le vit lever une main conciliante.

“Joyce. Je vous ai demandé de venir pour discuter de tout ça. Mon intention n’était pas de vous forcer à accepter quelque chose que vous rejetez. Laissez-moi tout de même vous poser la question. Pour le moment le tatouage est un choix. Vous refusez de le faire et c’est votre droit. Ma seule interrogation est : que ferez-vous lorsqu’il deviendra obligatoire ?” La question flotta entre eux lourde de toutes ses implications. Joyce se rappela pourquoi, malgré son mépris des humains, elle n’avait jamais songé à regarder cet homme de haut. Il avait beau être dénué de pouvoir, il n’en était pas moins un mutant. Son esprit très rationnel l’avait toujours distingué des autres. En un sens, il était au moins aussi marginal qu’elle. Elle laissa tomber ses défenses d’un rien et avoua du bout des lèvres. “Je n’en sais rien.” Elle laissa la fin de la phrase en suspens. …pour le moment.