Il est coutume de dire que l'on ne choisit pas sa famille lorsque l'on tend à devoir justifier un certain froid avec les siens. Theo n’avait pas choisi la sienne, pas plus qu’ils ne l’avaient choisi elle pour voir le jour au sein d’une antique lignée dont les membres, des siècles plus tôt, s’étaient dotés du nom de Veilleurs. Comme s'ils veillaient sur l'Angleterre pour la préserver des dangers inconnus qui menaçaient les bons citoyens britanniques, pour apprendre en silence et noter scrupuleusement toutes leurs observations pour les générations à venir. Enfin, ces dangers n'étaient plus si inconnus que ça depuis quelques années, et elle sentait bien que le vent tournait doucement, parfois en la faveur des plus réfractaires, mais plus souvent en celle de ces êtres nouvellement révélés que le commun des mortels appelait simplement "mutants". Et la jeune femme prenait un malin plaisir à voir sa famille et les deux autres constituant cette armée silencieuse voir d'un mauvais oeil ce revers de fortune.

Mais commençons par le commencement.

Theodora est née de Silas et Gwynevere Seymour, représentants de la branche secondaire de l'illustre famille de Veilleurs ; ils n'avaient pas la même place que leurs cousins de la branche principale, mais ils n'en restaient pas moins des Seymour malgré tout, et se donnaient un devoir de servir la Veille en s'immisçant dans toutes les hautes sphères sociales, s'infiltrant dans les réceptions, les réunions, les mondanités où ils pouvaient étendre leur réseau et laisser trainer leurs oreilles indiscrètes. C'est une des rares choses que les Seymour ne peuvent reprocher à leur petit mouton noir : elle a très bien retenu ses leçons. Mais lorsqu'on les lui inculque pour la première fois, elle est encore trop jeune pour en comprendre toute l'étendue. Du haut de ses huit ans, elle tente simplement d'assimiler toutes les règles, tous les secrets, tous les interdits qu'on cherche à lui faire apprendre. Au fil des ans, son caractère se révèle, les premiers conflits pointent le bout de leur nez, et elle réalise qu'elle est entièrement dépendante de son patronyme et de la fortune colossale qui est la leur. L'argent, voilà un outil qu'elle côtoie tous les jours et dont elle comprend vite l'importance : avec beaucoup d'argent placé au bon endroit ou offert à la bonne personne, on peut tout s'offrir, tout savoir, tout contrôler ou presque. Dans un monde comme le leur, c'est la clé de suffisamment de choses pour que Theo y voit une véritable promesse de liberté. Ses années rebelles passent mais pas son désir de prendre une certaine indépendance sans pour autant s’aliéner de sa famille. A force de tout essayer – surtout les voies que ses parents ne voulaient jamais la voir emprunter – elle trouve un réel intérêt dans un métier pourtant terriblement stigmatisé : escort-girl. Attention cependant, hors de question de servir de poupée gonflable à de vieux cinquantenaires mal dans leur peau qui ne supportent plus leur bonne femme. Non, Theo vise le sommet, l'élite, là où les informations se cueillent comme des fruits mûrs. Elle prend le temps d'apprendre à maîtriser son corps et à en faire une arme aussi efficace que le pistolet qu'elle manie si bien, et aussi enivrant que le plus voluptueux des alcools. Elle apprend, parfois de façon très cruelle, mais chaque erreur la motive un peu plus encore à se surpasser. Elle charme, minaude, joue comme un chat, et plus elle grandit, plus elle apprend à faire l'actrice ; car il ne faut pas se leurrer : les vieux diplomates ou les jeunes fils à papa qui la voient comme une femme trophée sans cervelle la dégoûtent prodigieusement, mais les révélations qu'ils lui font sur l'oreiller, persuadés qu'elle ne comprend rien à ce qu'ils lui racontent par pure vanterie, valent bien le sacrifice d'une dignité qu'elle retrouvera plus tard, lorsqu'elle est assez demandée pour pouvoir se permettre de refuser des clients. Sa place est faite, cependant, et elle hante les soirées, se fait bien voir, ne manque pas de donner son nom et juge en silence tous ces gens qui défilent sous ses yeux. Enfin, elle jugeait en silence jusqu'à ce qu'elle rencontre son premier et unique véritable ami, le seul qu'elle n'a pas pu tromper et qu'il n'a pu tromper en retour tant ils sont semblables. Croiser la route d'Edwyn est, d'après ses dires, la meilleure chose qui lui soit arrivée. Elle a trouvé en la personne de l'exubérant héritier Lockton un confident, un ami, un frère, un soutien qu'elle n'aurait jamais pu espérer avoir chez les Seymour.

Les Seymour, justement : inutile de dire qu'ils n'aiment pas beaucoup les choix récents de ce membre de leur lignée. Ils ne peuvent la renier aussi facilement, les Veilleurs étant devenus trop rares, trop précieux, mais ils se seraient bien passé de ses frasques et de son mode de vie à mille lieux de leurs valeurs conservatrices et de leur vision quelque peu poussiéreuse du monde. Ils n'aiment pas savoir que leur si précieux patronyme est associé à ce qu'ils voient comme une simple pute de luxe, ni plus ni moins, peu importe les informations qu'elle récupère autant pour la Veille que pour son propre compte ; les Seymour sont aussi suspicieux qu’ils ne sont pas dupes : ils voient la jeune femme étendre ses réseaux et commencent à douter de sa fidélité à leur cause. Alors une petite remise à l'ordre s'impose. Un soir, Theo rentre chez elle et trouve une partie des grands pontes des Seymour réuni dans l'élégant living room de son appartement londonien. Ils se dressent contre elle comme un seul homme et lui font comprendre ceci : si elle veut continuer à mener sa vie avec ses activités sommes toutes bien plus physiques que ce que la bienséance n’autorise, alors qu'elle le fasse sous un autre nom qui n'entacherait pas le leur. La grande brune, surprise mais ne se sentant pas plus lésée que ça par cette demande plutôt autoritaire, accepte sans rechigner. Après tout, un nom n’est qu’un nom et n’a que l’importance qu’on lui accorde. Néanmoins, les Seymour n’en ont pas terminé pour autant ; elle est rappelée dans le fief historique de la Veille – réunion de crise et nettoyage de fond pour pallier à la révélation mondiale de l’existence des mutants ; ceux qui ne peuvent pas venir sont excusés, ceux qui ne veulent pas venir sont simplement exclus de la famille et de tout ce qu’elle apporte – fortune, renommée, contacts, savoir, Veille. Prise de court et frappée en plein point sensible, Theo essaye de jouer la carte de l'ignorance, mais peine perdue ; l'idée de perdre tout ce pour quoi elle a travaillé si durement, tout ce qui lui a permis de vivre comme elle l’entend et d’avoir permis à Edy de rentrer dans sa vie allait disparaître si elle n’obéissait pas. Contrainte de retourner à Killingworth, elle laisse tout derrière elle, s'excuse auprès de son ami en prétextant des affaires de familles et retourne dans le fief de la Veille, la mort dans l'âme. Il lui faut quelques temps avant de retrouver du poil de la bête. Elle retrouve ses activités professionnelles et constate avec une certaine satisfaction que sa petite réputation a fait assez de chemin pour qu’elle n’ait pas à tout recommencer depuis le début, loin de là. Elle retrouve ses marques rapidement et prend ses aises au sein du clan Seymour qu’elle n'a plus côtoyé depuis longtemps. Elle arrive aux réunions familiales en tenues ni vulgaires ni provocantes, mais pourtant terriblement aguicheuses, souvent affublées de décolletés profond laissant voir le petit lambda discret tatoué entre ses seins. Elle livre les informations glanées d’une soirée à l’autre en temps et en heure, et le reste du temps se contente simplement de lire ; Theo lit beaucoup, à dire vrai. Entre deux romans, elle lit les archives de la Veille, étoffe ses connaissances, apprend. Elle se dit que plus elle apprendra, plus elle sera maîtresse d’une vie et d’une cause qu’aucun Veilleur n’a choisi, sinon les premiers d’entre eux, leurs enfants et leurs petits enfants.

Voilà son quotidien, la vie qui est sienne depuis qu'elle est revenue à Killingworth, à un détail de taille près : Edwyn, son Edy, est revenu, changé tout en étant le même, et elle puise en sa présence une force que rien ne saurait ébranler. Ils vivent ensemble tous les deux, chacun son dressing et tous les deux dans le même lit, sans jamais pourtant partager autre chose que de chastes câlins et quelques gestes amicaux lorsqu'ils sentent que l'autre en a besoin. Jamais les limites de la chair n'ont été franchies et pourtant, Edwyn est la personne dont Theodora se sent la plus proche, avec qui elle se sent la plus en phase. Et ce curieux équilibre, tout étrange soit-il, lui va très bien comme ça.