Histoire de votre personnage

- Nom ?
- Howard.
- Prénom ?
- Cassidy Arsinoe.
- Raisons de votre prise de rendez-vous ?
- Ma mère me pense névrosée.

Mais je ne le suis pas. Je ne l'ai jamais été. Pas de stress post-traumatique, pas de narcissisme, de tendances destructrices… Non, je vais bien, malgré tout.

Je suis née, et c'est une information importante, dans la famille Howard. Je suis le dernier enfant, celle que personne n'attendait, qui pourtant est arrivé. La fille que voulait ma mère après deux garçons. Quand j'ai débarqué dans leurs vies, un de mes frères était déjà un adolescent, l'autre était un garçon en âge de parler. Je ne sais pas s'ils étaient ravis. Je n’étais, après tout, qu'un bébé.
La chose dont je suis sûre, c'est que ma mère était heureuse et qu'elle m'a bien plus couvée que mes frères. Père ? Je ne sais pas. Je n'ai jamais réussi à le lire. Ce n'est pas très grave.

J'ai donc grandi dans la famille Howard. Fière lignée de Veilleurs, aristocratique, rigide à sa manière. J'aime ma famille. J'ai appris à le faire. Nous n'avons pas d'autre choix que de nous serrer les coudes, et de tenir un front uni face aux ennemis du genre humain.
Vous pensiez que ma mère me protégerait de l'éducation  carrée et exigeante de mon père ? Non. Bien sûr que non, je suis un pur produit de ma lignée. Dès que j'ai été en âge, on m'a appris à me défendre. On ne sait jamais ce qui peut se passer, avec les mutants, et il vaut mieux que nous soyons prêts à tout affronter au cas où le conflit larvé dégénèrerait. C’est pour ça que nous n’avons pas vraiment le droit à l’erreur.

- Vous souffrez de traumatismes divers. Vous avez des problèmes d'attachement. D'éloignement émotionnel. De dissociation. Vous êtes droguée à l'adrénaline. La thérapie risque d'être longue.

Mais je n'ai pas besoin d'aide, et je n'en ai jamais eu besoin. Ma famille me suffit.
J'ai appris à en apprécier chaque membre en grandissant, mais c'était de mes frères que j'étais la plus proche. Ça ne se dit pas, mais je les admire en secret depuis que j'ai l'âge de les voir se battre. Ils sont forts, rapides, ils me donnaient des carrés de chocolat en cachette. Pour les voir s'entraîner, j'ai vite appris à les chercher un peu, à les monter l'un contre l'autre en n’ayant l'air de rien. Ils se sont souvent faits avoir… J'en suis assez fière. Et quand ils le remarquaient, ils se battaient juste contre moi.
Je suis peut-être la cadette, mais je sais tenir ma place. Ma mère a fait mettre l'accent sur le combat rapproché avec moi, les éducateurs que l'on m'a attaché se sont pliés à la demande : j'ai été capable de tenir un couteau correctement assez jeune.
Père était ravi. Entre les bonnes notes que je ramenais et ma capacité à me tenir sur un terrain d’entrainement, je tenais plus de Jensen que d’un échec. Il n’y a que mes bêtises qu’il tolérait beaucoup moins, mais Louciane me couvrait la plupart du temps et je n’ai jamais été trop sévèrement punie.

Certains disent qu'il s'agit d'une éducation trop dure et que nous ne pouvions pas être heureux. C'est faux.
Je me souviens autant des coups, de la rigueur de Père, des engueulades, que de temps doux.
Les tartes aux amandes faites avec ma mère. Les après-midis à jouer avec Louciane et Jensen dehors. Les soirées à lire dans un des gros fauteuils du salon. Maman qui me coiffe, Lou qui joue à cache-cache, Jen qui me chante de vieilles chansons, même papa qui vient m'embrasser le front le soir avant de dormir.
Mon enfance n'a pas été celle d'une princesse de conte, mais j'ai été heureuse. Vraiment. Plus que mes frères, j'en suis sûre, parce que j'ai été protégée de la nécessité de protéger le nom de Howard. Il y avait Jen pour ça, l'aîné, celui promis à la succession de Père. Puis Lou, si jamais l'autre venait à échouer, même s'il était -et est toujours- incontrôlable. Moi là dedans, j'étais bien, juste assez à l'abri. Père a songé à proposer ma main pour renforcer une alliance quelconque, et mes hurlements ont tellement retenti dans le manoir que c'est Mère elle-même qui est venue lui annoncer qu'il pouvait se coller les fiançailles où il le pensait.
Elle a toujours fait mine d'aller dans son sens, autant dire que j'ai été étonnée de la voir me soutenir… Mais je prends ce qu'on me donne. Ma liberté est un prix trop grand pour que je fasse la fine bouche.

- Avez-vous peur de vous éloigner de votre famille ? Je sens une grande dépendance entre vous et eux.

Pourtant j'ai arrêté de vivre au manoir très tôt, comparée à d'autres. Dès ma sortie du lycée, j'ai eu le droit de faire les études dont j'avais envie, tous frais payés. Il a fallu beaucoup de temps pour convaincre Père qu'une école de photographie en Europe de l'est n'était pas une idée absurde. Il a fallu que je fasse mes recherches, que je présente mes arguments de manière ordonnée. Je me souviens que je me suis présentée dans son bureau avec un dossier de vingt pages, écrites en pattes de mouche, et que j'ai fait un discours de presque une heure.
Je me souviens surtout qu'à la fin, il m'a dit oui. Pas un sourire ou une réaction lisible, juste une autorisation : je pouvais partir à Prague tant que j’envoyais une lettre par semaine.

Je l'ai fait, religieusement, pendant les cinq années que j'ai passé loin de mon Angleterre chérie.
Sans être chauvine, c'est bien le plus beau pays du monde, mais Prague… Prague est un bonbon coloré et fascinant. De vieilles pierres, de vieilles âmes, des tons pastel sur les façades et de l'austérité dans leurs habitants. J'aime beaucoup cette ville, aujourd'hui encore. J’y vais parfois voir des amis et je ne m'y ennuie jamais.
Je ne me suis pas beaucoup plus ennuyée pendant mes études. J'étais jeune, plutôt jolie, j'avais l'argent que m’envoyait ma famille et envie de voler de mes propres ailes. Oh non, je n’ai pas parcouru les soirées comme un bel oiseau sans tête et j'ai été très responsable. Mais j'ai tout de même fini ivre dans des arrière-cuisines à embrasser des inconnus. Personne de ma famille ne l'a jamais su, je n'ai pas eu le manque de jugeote de prendre des photographies de ces événements modérément légaux.
J'en ai pris, toutefois, des images. Des milliers sur cinq ans, avec de plus en plus de résultats intéressants.

Je suis sortie de l'école avec un solide bagage, aucun incident de quelque nature que ce soit, et un premier travail qui n'attendait que moi. Je pensais que ce premier contrat de photographie de mode pour un petit magasine local ne serait qu'un moyen de me faire un peu d'argent en attendant de trouver quelque chose qui me conviendrait mieux.
J'avais tort.
J'ai enchaîné les prises de vue de robes, de bijoux, de jolies gazelles. Ça ne me plaît pas plus que ça, mais il semblerait que mon oeil soit juste ce que les directeurs de publication veulent… Je m'y suis résignée. Je n’en suis pas heureuse, mais j’ai appris à faire avec.

- Peut-être devriez-vous vous éloigner de vos proches, quelques années.

C’est ce que j’ai fait. J’ai passé des années sans réelle demeure à moi. Je ne venais que pour certains repas de famille au manoir, évitant soigneusement les discussions sur ma vie privée. Il n’y a qu’à Mère que je répondais, dans la voiture pendant qu’elle me faisait conduire de l’aéroport.
Je n’avais pas grand-chose à faire pour esquiver les questions. Mes frères avaient des vies bien plus passionnantes, des petites amies devenues femmes, des enfants. Moi j’étais le mystère célibataire, drogué de travail, en voyage dans le monde entier au fil des shootings. Personne ne trouvait ça très intéressant et j’en ai beaucoup joué.
Maintenant ça va mieux, tout le monde s’y est fait.
Je suis heureuse avec cette vie. C’est ça, qu’ils ont du mal à comprendre : je suis parfaitement bien avec les flirts courts, les avions et le jet-lag. Peut-être qu’un jour je trouverais quelqu’un digne de moi pour me poser, mais j’en doute. En attendant, je continuerais de ne ramener personne à Noël.

J’ai pensé, très longtemps, que je n’aurais pas de chez-moi. Mais c’était sans compter sur Louciane et son incroyable don pour se mettre dans des situations impossibles. Celle d’un père divorcé et célibataire était quand même la plus abrutie de toutes, surtout quand il m’a collé sa gamine dans les jambes. J’étais heureuse -et c’est mal, et je le sais- qu’il ne soit plus avec sa femme. Je n’ai jamais aimé les épouses de mes frères, ces greluches qui me volaient leur attention et leur amour, j’ai été ravie d’en voir une sortir de ma vie.
Je l’ai moins été avec une gamine imprévue à garder. Mais pour mon frère, j’étais prête à sacrifier un peu de ma belle liberté. J’aurais fait la même chose pour Jensen, s’il l’avait demandé pour ses deux petits.
Il y a donc eu une maison. Et Jenkins, mon premier chien, pour rassurer le père inquiet, inquiéter ma mère quand à sa capacité à possiblement me manger toute crue. 80kg de Kangal pur sang, il aurait effectivement pu s’il le voulait, mais c’était le but : avoir un chien dissuasif. Qui rendait parfaitement bien sur les tapis persans de mon salon.

- Vous devez trouver une raison pour vouloir que votre frère soit mort, pour en faire le deuil. Sinon vous n’y parviendrez jamais.

Je n’y suis pas parvenue. Je n’y arrive toujours pas.
J’ai observé la déchéance de ma famille de loin, entre deux voyages, dans ma maison. J’ai vu Père laisser sa place, Jensen tâcher de la remplir comme il pouvait. Ce n’est pas mon rôle, de donner des conseils. Ce n’est pas ma place, de prévenir de la déchéance imminente. Jen est mon ainé, le chef de famille : il sait ce qu’il fait. C’est ce que je croyais. Mais chaque fois que je prenais des nouvelles, chaque fois que je venais manger, je ne voyais que la fin approcher.
Et je ne pouvais rien faire.

Et il est mort.
Je n’ai pas compris. Je ne comprends toujours pas. La disparition de Père m’a moins affectée que celle de mon frère, mon étoile polaire, mon modèle. Je sais que j’aurais dû essayer de me détacher de lui plus tôt, mais je ne pouvais pas. Et je ne le peux pas plus aujourd’hui.
Je l’ai vu être mis en terre. J’ai dit quelques mots pour lui. Mais je n’arrive quand même pas à m’y faire, je n’arrive pas à saisir ce que ça signifie.
Jensen parti.
Et ma famille ruinée.

J’ai refusé la situation pendant longtemps. Passé beaucoup de temps à traquer dans des pays dangereux pour oublier, défaire ma douleur. Décharger une volée de plomb dans une porte aide à faire passer l’injustice du monde, se concentrer sur des bombes artisanales atténue la douleur. Je pouvais construire ma vie sur autre chose que sur le vide immense dans ma poitrine.
Je me suis mise au saut en chute libre. Aux courses automobiles. A la course au taureau. A toutes sortes d’occupations rapides et violentes, qui me faisaient me sentir bien quelques minutes avant de retomber sur rien.
Il a fallu du temps pour que les choses redeviennent un peu plus normales. Pas encore parfaites, mais un peu plus supportables, un peu plus douces avec moi. J’ai même réussi à ne presque pas pleurer quand Jenkins est mort et que j’ai dû lui trouver un remplaçant.

- Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

Mieux. J’aide ma nièce et mon neveu de loin. J’ai arrêté la course au taureau, je fais du cross à la place. Je conduis toujours trop vite, je voyage trop et je participe peut-être à trop de fêtes et de réunions de travail avec d’autres Veilleurs. Mais je vais bien.