Je suis en retard. C'est un fait, une constatation, je suis irrémédiablement et définitivement en retard. Et le pire, c'est que ça m'arrive de plus en plus souvent ! Je n'entends pas mon réveil, Marcus se lance dans un débat pseudo philosophique et m'oblige à répondre – bon ok je ne lutte pas bien longtemps, en général – Biscuit refait la déco de la salle de bain... promis juré, j'ai toujours une excuse à mon retard ! Sauf peut-être aujourd'hui. En réalité, j'ai hésité à accepté, hésité à venir et j'hésite encore à faire demi-tour. Je sais que c'est une mauvaise idée, que ça va raviver des souvenirs douloureux et surtout que si mon médecin apprenait ce que je m'apprête à faire, il me traiterait de folle et m'enfermerait à vie dans une bulle stérile. Merci mais non merci !
Ce soir, je m'apprête à renouer avec le chant, avec ma voix, avec des cordes vocales que j'ai aimé, haïes et que je réapprends seulement à apprivoiser. En réalité, à part sous la douche, j'ai l'impression de ne plus beaucoup chanter. J'exerce mes cordes vocales pour ne pas perdre mais... c'est douloureux. Douloureux de me dire qu'à cause d'une paire de poumons défaillants, je ne serai jamais la nouvelle Callas.

Il faut dire qu'actuellement, je ne me facilite pas vraiment la tâche. À force d'hésiter, j'ai vu les heures passées et sais à présent que même si je fais tout pour me hâter, allant jusqu'à courir sans échauffement alors que ça m'est interdit, je vais être en retard. Fais chier... Sur le trottoir, je joue des coudes pour me frayer un chemin au milieu des passants, ignore les sourcils froncés et balaye de mon indifférence les insultes qui pleuvent lorsque quelqu'un se prend la lourde boîte que je porte sur le dos dans la figure. Je suis venue avec mon violoncelle, plus pour me rassurer qu'autre chose. Peut-être qu'il me servira, peut-être pas, mais il est comme un échappatoire au cas où je ne parviendrais pas à chanter comme je le veux.

Lorsque j'arrive devant le bar où je suis supposée me produire, je me fige et lève les yeux vers l'enseigne en poussant un profond soupir. Bon et bien... nous y voilà. Si j'entre, je ne pourrai plus faire marche arrière. Si j'entre, je sais que je vais adorer la soirée, profiter du concert, mais je sais aussi que dès le lendemain, je vais amèrement le regretter en crachant mes poumons depuis ma couette. Et puis merde... je ne suis pas en sucre ! Avec un air décidé, je pousse la porte du bar et m'y engouffre en retirant le bonnet qui couvrait jusque-là mes cheveux roux. Il n'y a pas grand monde et finalement, je n'ai pas l'air si en retard que ça. Je m'éclaircis la gorge, tente de cacher le sifflement produit par des bronches atrophiées par l'asthme et m'approche du barman qui semble déjà m'avoir reconnue. Mondialement connue dans le quartier, Panpan !

Ah ! Ravie de vous rencontrer, Anakin ! Vous m'appeler Pandora, je vous appelle Anakin et on est quittes, ça vous va ?

Je lui sers mon plus beau sourire : je n'aime pas les fioritures ni les pincettes, autant qu'il m'appelle par mon prénom et ça sera tout de suite plus simple.

Désolée pour le retard, j'ai eu un imprévu et... ça va, oui ! Tout est prêt ?

Mon regard balaye la pièce tandis que je cherche les autres musiciens. Le truc un peu con, c'est que j'ai été recrutée très tardivement. Les musiciens m'ont envoyé une maquette de leurs chansons, des partitions, mais nous n'avons finalement jamais pu répéter ensemble. Eh bah ça va être beau, tiens !

Je suis déjà venue ici plusieurs fois... enfin... pour boire, bien sûr ! Vous savez qu'on parle de vos cocktails jusqu'au Londres ?

Il n'y a qu'à voir comment mes collègues de pupitre au LSO parlent de ce lieu ! Je pose la lourde boîte de mon violoncelle au sol, réajuste la housse de la rober qui pend à mon bras et m'appuie légèrement sur le bar. Quelle course !

À peine ai-je mis les pieds dans ce bar que je m'y sens bien, à mon aise, comme à la maison. Il y règne cette ambiance chaleureuse et décontractée qui font de ce bar un endroit cosy, les sièges ont l'air confortable, la musique n'est ni trop forte, ni inexistante... non vraiment, ça ne peut qu'être une bonne soirée, à condition que ma voix et ma faiblesse pulmonaire ne viennent pas tout gâcher. Manquerait plus qu'ça, tiens... Je chasse cette pensée de mon esprit pour me concentrer sur Anakin. Il a une bouille à se faire tirer les joues par les mamies et une façon de mettre à l'aise qui colle vraiment avec l'ambiance qui règne dans son bar. Pas étonnant que ça soit toujours blindé aux heures de pointe !

Oh ne vous en faites pas ! Je m'adapte à tous les répertoires tant qu'ils restent sur des standards que je suis susceptible de connaître... dans le pire des cas, je ferai du yaourt si je ne connais pas le texte !

On m'a prévenue d'entrée de jeu : free jazz, soul, gospel, point d'airs d'opéras ou de contines pour mioches. C'est tout aussi intéressant à chanter, c'est simplement différent. Tout est dans l'émotion, dans le chuchotement, dans le phrasé et le souffle, le chant est plus proche du murmure que de la puissance du théâtre et j'aime ça. Ça m'empêchera de trop penser au passé. Je suis alors Anakin tandis qu'il m'accompagne vers l'arrière-scène et en profite pour lui murmurer quelques mots.

Je me dois quand même de vous rappeler une chose... je... suis avant tout violoncelliste. Je n'ai plus le niveau olympique d'une cantatrice et même si je ne pense pas que ça pose de problème étant donné la taille de votre bar, je préfère vous prévenir d'avance.

Promis, monsieur, je ne chante pas faux et je n'ai pas la voix d'une crécelle mais bon... mieux vaut prévenir que supporter une avalanche de tomates. Je m'éclipse alors dans les coulisses pour y saluer les musiciens. Un pianiste, un batteur, un contrebassiste, un trompettiste... parfait, on est sur un bel effectif et Dieu merci ils nous ont épargné le brass band. Accusant un regard suspicieux et un silence glacial, je m'approche d'eux, leur tends la main et me présente. Après quelques minutes de monologue franchement gênant, c'est en faisant dériver la conversation sur les répertoires et artistes de jazz que j'apprécie qu'ils semblent se dérider. Au bout de dix minutes, nous voilà copains comme si nous nous étions toujours connus ! Le pianiste me tend la set-list, m'assure qu'il a choisi des morceaux assez connus, je hoche la tête et nous prenons quelques instants pour revoir l'ordre ensemble. Ça va être de l'impro totale et autant j'adore ça, autant ça a le don de me stresser et de me nouer la gorge assez violemment ! Passé ce moment, on me désigne un petit espace où je vais pouvoir me changer et chauffer ma voix.

Lorsque je ressors de l'arrière-scène, c'est vêtue d'une belle robe longue taillée dans un tissu noir et fluide, une des dernières créations de Divna commandée spécialement pour les récitals. Cette fille a des doigts de fée et le regard plus affûté qu'une lame de rasoir. Repérant alors Anakin, je décide de me mêler à la foule et vais m'installer à une place libre au bar.

Avec plaisir ! Mais servez-moi quelque chose sans alcool, je ne voudrais pas arriver en titubant sur la scène. Je vous fais confiance pour le choix !

Si ses cocktails sont connus jusqu'à Londres ? Et comment ! Je me souviens encore d'avoir vu un ami du coin se prendre le bec avec un barman parce que selon lui, il ne savait pas aussi bien préparer la sangria. Depuis, tous nos contacts londoniens nous tannent pour venir passer une soirée ici.

Mais justement, ça a l'air de vraiment vous tenir à cœur, tout ça... je veux dire, je n'ai jamais vu de barman aussi passionné et inventif que vous. Ça vous est venu d'un coup ou vous avez toujours voulu ouvrir votre propre établissement ?

Qu'il se rassure, je ne lui fais pas maladroitement la conversation, ça m'intéresse vraiment. Après tout, il doit bien y avoir une histoire fascinante derrière cette ribambelle de goûts et couleurs qu'il propose.